
La gratitude en philosophie
Pour Cicéron (avocat, philosophe, homme politique et écrivain romain qui vécut au Ier siècle avant J.-C.) l’expression de la gratitude est même une pratique essentielle, à partir de laquelle nous pouvons développer d’autres qualités humaines. Il dit ainsi : « La gratitude est non seulement la plus grande des vertus, mais c’est également la mère de toutes les autres. » Cela se comprend aisément car la gratitude peut être considérée comme une porte ouverte de notre esprit sur le monde. En ressentant et en pratiquant la gratitude, nous ne restons pas enfermés en nous-mêmes, au contraire nous nous rendons disponibles et sensibles aux connexions avec les autres. La gratitude élargit l’horizon de nos liens à l’infini. Nous pouvons remercier des personnes à qui nous n’aurions pas pensé au départ. Si je peux écrire sur cet ordinateur, c’est grâce à une myriade de personnes : mes professeurs, les gens qui ont inventé l’écriture, les ingénieurs qui ont conçu l’ordinateur, les mathématiciens, les personnes qui ont extrait les terres rares, les ouvriers en usine, les vendeurs en magasin, les fournisseurs d’électricité, et tant d’autres. C’est vertigineux. Bref, la pratique de la gratitude fournit un terrain favorable pour s’ouvrir à ce qui nous entoure. Outre la reconnaissance infinie, le sentiment d’interdépendance et l’humilité en sont ravivés. Ces considérations rejoignent certaines traditions spirituelles comme le bouddhisme, dans lequel la pratique de la gratitude permet de renforcer le bonheur et le sentiment d’interdépendance entre tous les êtres vivants.
Rousseau (philosophe français du XVIIIe siècle) va encore plus loin que Cicéron, puisqu’il fait de la pratique de la gratitude autre chose qu’une vertu : avec lui, elle devient un devoir plutôt qu’un droit. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il écrit: « La gratitude est un devoir qui doit être payé, mais non un droit qui doit être exigé. » La gratitude prend pour lui une dimension éthique essentielle. Rousseau exclut le bon vouloir de la personne qui exprime sa gratitude pour lui substituer une obligation morale. Nous pouvons y comprendre davantage qu’une injonction à exprimer sa gratitude, même si la notion de devoir y est très présente. Alors que Spinoza accordait une place plus importante à la réciprocité dans la relation, Rousseau est plus radical. La vision de Rousseau est somme toute altruiste à l’extrême. Nous pouvons penser qu’il veut attirer notre attention sur la nécessité de reconnaître tout ce que nous devons à autrui, sans chercher aucunement à attirer à soi la reconnaissance des autres. Chez Labortho, nous sommes plus réceptifs à la vision modérée défendue par Spinoza, ainsi qu’à celle de Cicéron qui nous paraissent plus pragmatiques.
La gratitude dans la société française
En France, nous avons des moments où l’expression de la gratitude est socialement ritualisée, lors d’événements publics : hommages aux personnes décédées (célèbres ou non), entrées au Panthéon, cérémonies de récompenses dans le monde du cinéma et de la musique. Il peut s’agit également d’événements à caractère plus privé : fête des mères et des pères, des grands-mères, anniversaires, mariages, fêtes laïques et religieuses. Ces moments sont des occasions où le mot « merci » prend toute son importance : on l’intensifie par des beaux discours, de la musique, ce qui amène ce mot à prendre une dimension imposante, événementielle et festive.
Cela contraste avec les petits « mercis » de nos vies de tous les jours qui paraissent plus insignifiants. On dit facilement « merci » lorsque quelqu’un nous tient la porte, au moment de saluer la caissière, mais si rapidement qu’ils s’apparentent à des quasi-automatismes. Ces mercis relèvent plus de la politesse que de la reconnaissance du bien que les autres nous font. Dire merci ne suffit pas pour exprimer pleinement de la gratitude.
Nous pouvons aussi ressentir plus facilement de la gratitude par contraste avec une situation déplaisante qui prend fin, comme lorsqu’une douleur se termine et laisse place à du bien-être. « Merci, c’est fini ! » Le philosophe Montaigne exprime cette ambivalence dans son livre des Essais intitulé « De l’expérience » où il décrit par le menu le plaisir qu’il ressent en expulsant une « pierre » de son corps (il était sujet aux coliques néphrétiques). La situation de mieux-être, et la reconnaissance qui en découle, sont ressenties plus fortement au moyen de la comparaison avec la situation désagréable.
Finalement il y a peu de gratitude spontanée, et exprimée de manière développée, dans nos existences d’adultes. Les adultes disent « merci » sans prendre le temps de le penser et de le ressentir. Au final ils passent plus de temps à se plaindre qu’à exprimer de la gratitude, ce qui retentit sur leur humeur qui vire à l’insatisfaction chronique. Nous retrouvons plus facilement la gratitude chez les jeunes enfants (câlins, mots gentils, dessins…) quand ils sont bien disposés ! Mais même eux sont en proie à l’ingratitude (en témoignent le redouté terrible two et l’adolescence) et auraient besoin de la développer dès le plus jeune âge (même si une part d’opposition est saine pour se construire en tant qu’individu). À ce propos, des journaux de gratitude gratuits sont disponibles à la fin de cet article.
Alors concrètement, comment faire ?
Comme l’empereur et philosophe romain Marc-Aurèle (IIe siècle) le faisait tous les jours, nous pouvons écrire notre journal de gratitude.
- Recevoir un patient ado en retard mais qui s’excuse sincèrement.
- Voir la joie dans le sourire de Pitchoune de 8 ans quand je lui ai dit qu’elle sait très bien raconter les histoires, puis l’entendre me partager son rêve de devenir conteuse.
- Profiter d’une annulation pour sortir déposer un colis et poser le regard sur un arc-en-ciel provisoire qui se dessine au bout de la rue. Profiter des quelques rayons de soleil (qui se fait rare en Ile-de-France) avant de rentrer au cabinet avant la pluie.
- Recevoir un mail écrit avec un ton bienveillant de la part d’une enseignante.
- Grignoter les délicieux chocolats offerts par ma stagiaire.
- Me sentir à l’aise dans le fauteuil du bureau.
- Parvenir pour la première fois à sortir de l’écholalie un jeune adulte autiste grâce à un exercice papier/crayon (inspiré de l’approche Saccade) sur le thème de ses chanteurs préférés (Kendji Girac et Amir).
- Etre invitée par la maman d’un patient à venir passer des vacances dans son pays d’origine ! Ne pas le prendre au premier degré mais le recevoir comme une jolie marque de reconnaissance.
- Commencer à mettre en place des connaissances toutes fraîches apprises en formation (sur la sémiophonie pour les curieuses) avec deux patients adorables : une jeune ado dyslexique puis un enfant qui a un trouble du langage oral.
- Sortir du cabinet et acheter du pain tout juste sorti du four.
- Rentrer à la maison en quelques minutes à pied, tranquillement. En plus il ne pleut pas.
- Repenser à tous les bons moments de la journée, et me remercier d’avoir commencé à écrire un nouvel article pour Labortho !
Fichiers à télécharger
- Joli carnet de gratitude pour les enfants ici.
- Journal de gratitude pour enfants (à partir du primaire) et adultes là.
- Journal de gratitude pour jeune adulte, adapté aux étudiants, en cliquant sur ce lien.
- Journal de gratitude pour les orthophonistes : en .pdf ou en .doc