Quand le patient corrige son orthophoniste

Tous les quinze jours, je me rends à domicile chez Madame A afin de soutenir ses fonctions cognitives.

Madame A est particulièrement précise sur le choix des mots. Elle voudrait parler parfois comme dans un livre. Le mot « ouais » la hérisse. Elle dit « je ne veux pas » en insistant sur le « ne ». Je lui dis souvent que le langage parlé n’a pas à être aussi lisse que le langage écrit mais elle tient à parler « comme il faut » surtout devant moi, et elle tient à ce que je la reprenne aussi souvent que nécessaire.  

Son exigence est aussi dirigée vers son orthophoniste !  Aujourd’hui, elle m’a repris assez vivement lorsque je lui ai dit : « c’est le même » pour lui signifier que nous avons des stylos appartenant à la même marque et à la même gamme mais de couleurs différentes. Elle me dit qu’il aurait été préférable que je dise « ils sont semblables ». Elle le fait avec bienveillance mais aussi fermeté, sûre de son droit, comme si elle cherchait à défendre autre chose. J’ai tenté de lui faire accepter que le mot « même » peut recouvrir plusieurs significations, en l’occurrence « ce qui est identique » et « ce qui est semblable ». Mes explications l’ont laissée dubitative. C’est finalement en allant chercher ensemble dans le dictionnaire que Madame A a été convaincue, et qu’elle a manifesté son plaisir d’avoir appris quelque chose qui l’intéressait.

Pour quelle raison s’accroche-t-elle tant à la forme et au sens des mots ? Serait-ce un léger déficit d’accès à la polysémie due à la pathologie de Madame A, au demeurant porteuse d’une tumeur cérébrale stabilisée depuis plusieurs années?

Nous pouvons aussi, en l’écoutant, comprendre ce qui lui tient tant à cœur. Madame A m’a expliqué que si elle est si exigeante dans le choix de ses mots, ce n’est pas pour faire valoir une prétendue supériorité par rapport à ceux qui n’ont pas conscience des différences subtiles de la langue française. Il est vrai que Madame A refuse de se laisser aller à la médiocrité du langage parlé ambiant. Son niveau socio-culturel est élevé. Il est à noter que sa mère et sa grand-mère étaient très à cheval sur l’orthographe quand elle était enfant. Elle regrette que le niveau d’exigence du langage ait autant diminué depuis sa jeunesse. Chaque faute entendue à la télévision ou à la radio l’irrite et l’attriste.

Peut-être aussi que ma patiente refuse de se laisser aller au déclin cognitif qui pourrait la toucher à l’aube de ses 90 ans. Cette perte de ses capacités antérieures, subtile encore, qui se manifeste par une anomie discrète qu’elle ressent comme un manque d’assurance dans le choix de l’orthographe des mots, qu’elle a besoin de confirmer en consultant son dictionnaire. Ou encore par une impulsivité qui se concrétise dans ses mails parsemés de fautes d’orthographe, qu’elle fait l’effort d’écrire au clavier pour les envoyer plus rapidement (alors qu’elle préfère rédiger au papier-crayon) mais sans avoir pris le temps de se relire. Madame A, très consciente de ses difficultés, les décrit minutieusement et n’accepte pas de tomber plus « bas », et elle se juge plutôt sévèrement.

Madame A m’a révélé un autre besoin essentiel chez elle. En consultant le dictionnaire ensemble et en tombant d’accord sur les différentes significations possibles du mot « même », elle m’a dit très clairement que cela lui faisait du bien de conserver sa culture. La culture est ce qui nous rend pleinement humains, ce qui nous fait sortir des habitudes et des servitudes du quotidien. Trop occupée par le tri de ses affaires et ses soins médicaux, Madame A n’a hélas plus de temps à consacrer à la lecture, et ses troubles moteurs ne lui permettent pas de se déplacer dans des musées ni de voyager.  Ses séances d’orthophonie, où nous prenons le temps de discuter ensemble sur la signification des mots, leur orthographe, leur fixation dans l’usage à l’aide du dictionnaire (ce tiers qui nous met d’accord !) lui permettent de se reconnaître non seulement comme une personne diminuée physiquement et psychologiquement, mais comme un être de culture et d’assurer une continuité qui la rassure dans la représentation qu’elle se fait d’elle-même. 

En conclusion, Madame A me fait comprendre que les mots n’ont pas de valeur en eux-mêmes, qu’ils ne sont jamais isolés du reste de la personne. Chez cette patiente, les mots sont les supports concrets des liens que nous créons. Ces liens si précieux avec la représentation que l’on a de soi, en particulier nos compétences cognitives. Ces liens que nous avons avec notre éducation et la fidélité à notre famille, d’autant plus si celle-ci était attachée au respect du bon usage de la langue française. Les mots portent aussi nos liens avec la culture (incarnée dans cette séance par le dictionnaire), vécue comme capacité à sortir de soi et à partager des significations, des distinctions et des valeurs communes avec autrui.

 

1 commentaire sur “Quand le patient corrige son orthophoniste

  1. Mannes

    Texte magnifique, qui éclaire notre accompagnement orthophonique auprès des adultes

Répondre à Mannes Annuler la réponse.