Ces patients qui ne s’entraînent pas à la maison

 

L’efficacité des séances d’orthophonie est démultipliée lorsque le patient s’entraîne en dehors des séances et que sa famille met en place des adaptations au domicile. Mais souvent l’orthophoniste devra prendre en compte certains facteurs qui limitent l’investissement du patient en dehors du cabinet, tout en restant à l’écoute et en encourageant les initiatives personnelles des patients.

Il y a la théorie : l’orthophoniste et le patient définissent un objectif concret à atteindre, ils travaillent dessus en séance et en parallèle le patient s’entraîne à la maison, ou la famille du patient met en place des changements au domicile, pour y arriver plus rapidement.

Il y a la pratique : soit le patient revient en ayant réalisé à la maison ce que nous avions convenu de faire, soit plus souvent encore les patients n’ont jamais ouvert leurs exercices à la maison, les parents n’appliquent pas les conseils donnés en séance… Ce deuxième cas de figure peut être vécu dans la frustration des deux côtés et donne matière à s’interroger.

Quels sont les facteurs qui limitent fortement l’application des conseils et la réalisation des entraînements en dehors des séances ? Je vais prendre quelques exemples issus de mon exercice en libéral, présent ou plus ancien (les noms des patients ont été modifiés).

 
Les conditions socio-économiques
 
B, 7 ans, est l’aîné d’une fratrie de trois enfants. B a des difficultés en français, à l’oral et à l’écrit avec des scores pathologiques aux tests et une faible mémoire de travail. Des difficultés existent dans sa langue maternelle (le bengali) à l’oral d’après les parents, ce pourquoi j’ai pris B en rééducation. B se montre très volontaire en séance. Le père travaille beaucoup, et il s’exprime mieux en français que la mère, qui s’occupe des enfants à temps plein, et avec qui je communique en anglais. Les enfants sont en contact avec la langue française uniquement à l’école. Malgré mes explications concernant le rôle de l’orthophonie qui est un soin, la mère continue de temps à autre à m’apporter les devoirs de son fils en séance. Le lutin que j’ai fait acheter à la famille, pour revoir ensemble des notions de syntaxe, n’a pas été revu à la maison. De même j’ai conseillé à la famille de se rendre à la bibliothèque, sans que cela ait pu se faire pour le moment. Il n’empêche que B est très investi en séance et que malgré le peu de disponibilité des parents pour s’impliquer en dehors de la venue régulière au cabinet de leur enfant, ce qui est déjà une contrainte d’organisation pour la famille, cela vaut la peine à mon sens de continuer la prise en charge de ce petit patient qui fait des progrès.

 
Des fragilités physiques et psychologiques
 
Madame Z a fait un AVC qui l’a laissée très affaiblie avec des séquelles de dysarthrie sévères qui la fatiguent et la font vivre dans un sentiment global de découragement. Mon emploi du temps ne me permet de la voir qu’une fois par semaine pour le moment. Madame vit seule en appartement. Même si elle garde la possibilité de marcher sans canne à l’âge de 92 ans, de continuer ses cours de yoga deux fois par semaine, en plus de venir en séance de kinésithérapie et d’orthophonie, Madame Z n’a jamais refait chez elle les exercices que je lui ai imprimés. Pourtant en séance, elle me demande des choses difficiles pour elle, comme la réalisation de mouvements complexes de la langue appelés praxies, et malgré la difficulté elle s’accroche, elle refait les mouvements si elle juge qu’elle peut encore s’améliorer, signe d’une forte implication de sa part. C’est pourquoi je m’étais imaginé qu’elle pourrait s’entraîner aussi à la maison. Cette dame a accepté les exercices que je lui ai donnés mais de semaine en semaine elle me disait ne pas les avoir sortis du sac. J’ai alors compris que même chez ceux qui se montrent les plus motivés en séance, la capacité à travailler seuls dépend aussi de leur capacité à faire face à des défis physiques et psychologiques une fois qu’ils se retrouvent seuls à leur domicile. Quand elle est chez elle, Madame m’a dit qu’elle se détend devant la télévision et qu’elle n’a pas la force de s’entraîner. Il est possible que lorsque cette patiente se retrouve seule chez elle, elle ressente un manque de motivation, un sentiment de solitude, qui lui met une barrière pour se mettre au travail. Sentir la présence du thérapeute est la force indispensable qui permet à Madame d’être assidue à ses séances et de faire ses exercices au mieux, pendant sa séance, mais une fois la porte du cabinet franchie, ce n’est plus pareil. La meilleure solution pour aider cette dame à progresser sera de lui trouver un autre créneau de prise en charge au cabinet.

 
Des objectifs trop vagues et trop nombreux
 
J’ai pu constater que donner des objectifs simples, limités en nombre, et concrets donne beaucoup plus de chance qu’ils soient repris à la maison. Exemples d’objectifs : Mettre des jouets en hauteur pour que l’enfant les demande en utilisant le pointage, télécharger une application pour la mise en place d’une communication alternative, acheter tel jeu, chanter les voyelles A E I O U pour entraîner la projection vocale. Si le patient peut visualiser concrètement ce qu’il peut faire pour s’entraîner, il l’intégrera plus facilement dans les activités de sa journée. 

 
Le rôle complexe de l’aidant
 
La majorité des aidants que j’ai rencontrés, autant ceux d’enfants que d’adultes, vivent des conditions éprouvantes et hélas encore peu reconnues par la société. Je profite de ces lignes pour saluer leur dévouement. Ils sont tous très demandeurs de séances pour leur proche aidé, et même parfois ils sont plus demandeurs que le patient lui-même. Il est en revanche compliqué pour une majorité d’aidants d’aider leur proche à s’entraîner avec des exercices donnés par l’orthophoniste entre les séances ou même d’appliquer ses conseils. L’épuisement de l’aidant est une réalité, qui est causée par l’accumulation de plusieurs facteurs : les soins de routine, les rendez-vous médicaux, les habitudes qui rassurent un patient qui vit mal le changement, le comportement de leur proche à surveiller parfois en permanence. Alors l’aidant se retrouve enfermé dans un quotidien épuisant et parfois millimétré, et n’est tout simplement plus disponible pour mettre autre chose en place à la maison. Mon expérience montre qu’un aidant a besoin avant tout d’écoute. Ce besoin ne peut pas être satisfait pleinement par l’orthophoniste, qui vise avant tout le bien-être du patient, même si une place pour les échanges avec l’aidant fait aussi partie du soin. Si l’aidant se sent écouté, il sera plus enclin à appliquer les conseils de l’orthophoniste. Un ajustement est à faire dans chaque situation. 
 
J’ai pu voir qu’avec les jeunes enfants, les familles sont plus disposées à changer leurs manières de faire au domicile, en particulier pour diminuer l’accès aux écrans. Le contexte socio-économique joue aussi là encore. Avec les patients adultes, les aidants peuvent mettre en place des choses mais cela prend parfois beaucoup de temps. Toutefois l’orthophoniste doit continuer à écouter, distiller des idées, et surtout continuer à se montrer confiant. Pour l’anecdote, après plusieurs mois à conseiller des livres audio pour une patiente adulte atteinte d’une démence vasculaire qui a fortement réduit son autonomie, j’ai eu la surprise cette semaine que son aidante achète un livre audio des fables de La Fontaine pour que ma patiente puisse les écouter au lieu d’être toute la journée devant les mêmes émissions de télévision. Cela vaut la peine de travailler main dans la main avec les aidants !
 



 
Orthophonistes : écouter, encourager et lâcher-prise 
 
Il y a les parents de patients qui investissent les conseils à leur manière. Par exemple, les parents de N découpent des photos dans les magazines pour mettre en place la communication par échange d’images avec leur enfant, au lieu de se servir des images que je leur ai données. En soi ce n’est pas grave, l’essentiel est que les familles réinvestissent à leur manière ce qui est fait en séance. Les parents de G prennent l’initiative de travailler des structures de phrases plus complexes que ce que le patient est capable de produire à l’heure actuelle,  mais c’est déjà positif qu’ils prennent le temps de jouer avec leur enfant.
 
Il arrive aussi que le patient s’entraîne à la maison mais qu’il se montre ambivalent dans son investissement. Il y a souvent un sentiment de découragement derrière ces attitudes négatives, que nous pouvons accompagner. Régulièrement Madame D me demande si les nombreux exercices d’articulation que je lui ai donnés, à sa demande, sont réellement efficaces car sa voix ne s’améliore pas, et d’ailleurs Madame sait que sa voix ne peut aller qu’en se dégradant au cours du temps car elle a une maladie dégénérative proche de Parkinson qui entraîne la spasticité de tous les muscles. Malgré tout Madame D me dit qu’elle fait ses exercices tous les jours, et elle m’en demande encore régulièrement de nouveaux, et je n’accède pas immédiatement à sa demande désormais, mais j’écoute sa plainte, j’essaie d’entrer en empathie avec ses émotions. Elle passe déjà de longues soirées à s’entraîner, et plutôt que de piocher parmi quelques exercices à chaque fois comme je le lui ai proposé, elle les fait tous, ce qui lui prend un temps énorme, et ce qui est le signe tout de même d’une pensée qui tend à devenir moins souple au cours du temps, et d’une angoisse de l’avenir qui tend à s’accentuer. Madame D me redit alors combien c’est important que je continue à venir la faire travailler, autant pour la détente musculaire que lui apportent les massages faciaux réalisés en séance et que pour sentir que quelqu’un la stimule. Madame me dit qu’elle se motive à travailler car je suis un peu son « père Fouettard » qui vient « contrôler » qu’elle a bien fait ses exercices, sinon elle se fera disputer, et si elle n’avait pas cette certitude d’être suivie régulièrement, elle abandonnerait et ne ferait plus rien pour sa voix. Là encore la présence de l’orthophoniste va lui apporter le sentiment d’être portée psychiquement, de garder sa motivation, en lui donnant une raison concrète de travailler chaque jour avec une validation du thérapeute chaque semaine. L’échéance de la venue de son orthophoniste sur du court terme va permettre à la patiente de conserver sa motivation sur une durée à long terme.
 
Il y a aussi les familles qui disent qu’elles travaillent sur un objectif défini ensemble mais qui en réalité n’en font rien à la maison, et il faut tout reprendre en séance à chaque fois, et malgré l’assiduité du patient et sa bonne volonté en séance, le patient ne progresse plus. Souvent des fragilités psychologiques au sein des familles peuvent expliquer ce manque de cohérence. Cela ne veut pas dire que ces familles et leur enfant n’ont pas besoin d’être accompagnés, tout en se gardant le droit de mettre un terme à la prise en charge si rien n’avance après plusieurs mois de rééducation, car dans certains cas la reprise des objectifs à la maison est indispensable pour mettre en place de nouvelles compétences chez le patient. Revoir les patients et les familles quand elles seront plus disponibles pour mettre en place les adaptations nécessaires peut parfois être la meilleure solution.
 
 
Même chez les patients qui s’investissent à la maison, j’ai appris avec le temps à accepter qu’ils ne fassent pas exactement ce qui était prévu, même si cela avait été convenu dans un dialogue partagé, car cela ne se passe pas toujours comme on l’avait imaginé. L’essentiel est que les patients et les familles s’investissent, même si c’est de manière très personnelle, peu importe si leur manière de faire n’est pas exactement celle de l’orthophoniste. L’investissement se fait avant tout pendant les séances, et sur du long terme par la régularité, la ponctualité, la mise en place de pauses thérapeutiques et de reprises de l’orthophonie si besoin. Si l’investissement  est possible au domicile et dans les autres lieux de vie du patient, ce sera bien entendu un grand bénéfice pour le patient, c’est pourquoi l’orthophoniste a tout intérêt à accompagner les patients et leurs familles dans cette voie.

 
Le thérapeute devrait à mon sens lâcher une vision parfois normative (qui part de sa volonté de bien faire son travail, en faisant progresser ses patients de manière efficace tout en pensant aussi aux longues listes d’attente) au profit d’une observation et d’une écoute attentive, d’un accueil de la manière dont la thérapie est reprise ou non à la maison, ce qui ne l’empêche pas d’être une écoute rigoureuse de la manière unique dont les familles reçoivent ce qu’on fait et ce qu’on dit. Souvent des idées et des conseils inédits et originaux pour un meilleur investissement des objectifs de la thérapie viendront des patients et des familles, et nous aurons simplement à les encourager et à rester à leur écoute. J’ai très souvent de belles surprises dans ce travail d’accompagnement, même si je peux aussi parfois être déçue, car chaque situation est unique et rien n’est totalement défini à l’avance. Il nous faut apprendre à approfondir nos capacités à écouter, conseiller, à s’ajuster, faire des pauses, réorienter, recadrer, soutenir les familles.
 
Le métier d’orthophoniste est au cœur du travail sur la communication humaine certes complexe mais toujours passionnante !
 
 

3 commentaires sur “Ces patients qui ne s’entraînent pas à la maison

  1. Gladys

    Je lis beaucoup d’humanité dans tes articles, c’est exactement comme ça que je vois notre métier. Merci.

  2. claire

    Merci beaucoup pour cet article qui me fait du bien! Je me remets en effet souvent en question, moi qui suis plutôt à l’écoute et dans l’accompagnement du patient dans sa globalité et beaucoup moins technicienne, ça me rappelle que ça fait aussi partie du métier.

  3. MaudOrtho

    Comme j’aime tes sujets et la façon dont tu les traites, merci tellement!
    Celui-ci arrive à point nommé c’est encore mieux!
    Chaque nouveau mail est festif pour moi, je vais passer un bon moment et lire des réflexions très intéressantes.

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