Intuition et orthophonie

Intuition
Étudier l’intuition : un défi scientifique


La pensée vivante et créative prend sa source dans notre expérience corporelle : c’est ce qu’a brillamment montré une jeune chercheuse qui s’intéresse à l’intuition. 

En effet d’après Claire Petitmengin (2001), les sensations qui découlent des interactions continues entre notre corps et le monde constituent la « pensée pré-verbale » ou « pré-discursive » qu’on appelle l’intuition.

Ce mot a ici une signification plus large que le simple « pressentiment qui nous fait deviner ce qui est ou doit être » (Balzac, 1881). En effet, pour l’auteure de L’expérience intuitive, philosophe de formation, l’intuition renvoie d’abord à la « connaissance immédiate » et spontanée que nous avons de nous-mêmes, d’autrui et du monde extérieur. Or, la plupart des chercheurs ont délaissé l’intuition, la considérant comme une expérience trop subjective, donc a priori non reproductible et non communicable scientifiquement.

Mais ce n’est pas l’avis de Claire Petitmengin, qui a émis l‘hypothèse que les expériences d’intuition chez des artistes, des scientifiques, des psychothérapeutes (émergence d’idées nouvelles, création d’œuvres d’art, apparition à la conscience de solutions à des problèmes scientifiques, sans que la pensée logique intervienne consciemment) pouvaient être rendues communicables de manière objective et donc scientifique.

 

Méthodologie : l’entretien d’explicitation


husserlLes recherches sur l’intuition de Petitmengin s’inscrivent dans une perspective phénoménologique.

Edmund Husserl (1925) a été le premier à décrire et à  défendre cette manière scientifique d’étudier l’esprit humain : cette méthode consiste à se concentrer uniquement sur la manière dont les objets apparaissent à la conscience et non pas sur les objets en eux-mêmes.  « Le regard se détourne de l’objet perçu vers l’acte de percevoir, de l’objet imaginé vers l’acte d’imaginer, mais aussi de l’objet du souvenir vers l’acte du souvenir… » (Petitmengin).

La chercheuse s’est donc intéressée non aux contenus des intuitions elles-mêmes (œuvres d’art, hypothèses scientifiques etc) mais aux modes d’apparition de l’intuition chez les sujets concernés.

Pour mener à bien ce projet, elle a choisi une méthode située au plus près de l’expérience subjective des sujets: les entretiens d’explicitation. Contrairement à ce qu’on pourrait s’imaginer, il est en effet très difficile de mettre des mots sur la manière dont on expérimente soi-même une intuition, car il s’agit, comme on l’a vu au début de cet article, d’une expérience pré-réflexive. Il est également difficile selon l’auteur, à moins d’être entraîné grâce à certaines méthodes de méditation, de rester concentré sur les sensations pré-réflexives associées à l’état intuitif de manière prolongée. L’intervieweur est donc là pour aider le sujet interviewé à faire ce travail d’explicitation et à rester attentif à l’expérience d’intuition qu’il doit revivre le plus fidèlement possible pour pouvoir la décrire précisément.

Concrètement, l’entretien d’explicitation consiste d’abord à amener le sujet à revivre l’expérience d’intuition, puis à prendre conscience des aspects pré-réfléchis de cette expérience pour se les représenter et enfin à poser des mots sur son expérience. Sans être intrusives, les questions posées aux sujets ont visé à éclaircir et à rendre communicables en mots et pour autrui leur expérience intuitive.

 

Résultats : comment l’intuition apparaît-elle à la conscience ?


Loin d’être des expériences solitaires et incommunicables, les modes d’apparition de l’intuition peuvent être regroupés dans plusieurs grandes catégories qui sont partagées et vécues par une grande partie des sujets interviewés (26 au total). L’état intuitif se décompose ainsi en plusieurs étapes que l’on peut identifier.

En premier lieu, on peut distinguer le geste de lâcher-prise (partagé par 23 personnes) : il permet de quitter l’état d’esprit habituel où les pensées sont prises dans le flot des préoccupations sur le passé et l’avenir afin de concentrer son attention sur l’instant présent. Ce geste permet d’accéder à l’état intuitif. Il est le plus souvent volontaire, contrairement à l’émergence de l’intuition elle-même.

Comment se manifeste ce geste de lâcher-prise chez les sujets interrogés ?

  • une modification de leur relation au corps : adopter d’une posture verticale, tonique et stable, prendre conscience de ses sensations corporelles et de l’axe corporel pour arriver à une sensation d’unité du corps, faire descendre sa conscience au niveau du centre du corps (sacrum). Certains décrivent que leur respiration devient abdominale et  ralentit. Enfin plusieurs personnes déplacent mentalement la position subjective de leur conscience de derrière les yeux vers l’arrière du crâne afin d’approfondir la conscience de leurs sensations corporelles.
  • une modification de leur activité mentale : visualisations (se concentrer sur un point précis, imaginer que l’on écrit les chiffres de 1 à 5 puis qu’on les efface un à un, visualiser un paysage apaisant où l’on se sent bien, prier ou réciter certaines phrases). Parfois il arrive qu’un renoncement à une situation permette ce geste de lâcher-prise : le sujet cesse de lutter et  le flot de paroles intérieur s’arrête alors pour laisser place au calme mental. L’activité mentale change parfois de registre pour adopter le mode imagé ou kinesthésique (le champ de vision paraît plus large et adoption d’une sorte de « regard intérieur » positionné à l’arrière de la tête). Enfin, l’état hypnagogique (entre la veille et le sommeil), parce que les pensées ne sont pas organisées, est parfois à l’origine de l’état intuitif chez certains sujets.

En deuxième lieu, le geste de connexion a été vécu par 14 personnes su 26 : il « permet d’entrer en contact avec l’objet de la connaissance intuitive ».

Le geste d’écoute apparaît en troisième lieu : à l’issue de la phase de lâcher-prise, le sujet est détendu, calme. Il est beaucoup plus à l’écoute de ses sensations intérieures. Son attention est différente de celle utilisée habituellement où l’esprit est toujours dirigé vers une chose précise. Lors de l’état intuitif, l’attention est à la fois ressentie comme interne et externe au corps, panoramique et non focalisée sur un objet en particulier. Ce type d’attention particulier est qualifié par les sujets interrogés d’ouvert et de réceptif.

Vient ensuite l’intuition elle-même : non intentionnelle, le sujet ne peut la faire intervenir volontairement. Elle se présente sous différentes formes : sensations visuelles, kinesthésiques, auditives, olfactives ou gustatives… mais émerge souvent sous une forme synesthésique. En général, elle correspond à une sensation de bien-être profond caractérisé par une sensation d’unité, accompagnée d’une sensation de densité dans le bas du corps et d’ouverture dans le haut du corps (poitrine et tête paraissant plus large, plus ouverts, plus légers), parfois une perte de la perception des frontières corps /espace, une sensation d’expansion au niveau de la tête, parfois l’espace autour est perçu comme plus dense et plus rempli que d’habitude.

Après une phase de maintien de l’intuition, apparaît parfois une phase de transformation de l’intuition : l’émergence spontanée de l’intuition est suivie par une formulation en mots ou une traduction visuelle artistique communicable à autrui.

 

Perspectives pour l’orthophonie


Claire Petitmengin a-t-elle eu raison en voulant faire entrer l’intuition dans le champ de la science ? Il semble que oui, au vu des résultats largement similaires qu’elle a pu obtenir par la méthode des entretiens d’explicitation. Cette étude des modes d’apparition de l’intuition devrait toutefois être poursuivie avec un nombre de sujets plus importants, mais je pense qu’elle peut déjà nous donner des idées à appliquer dans nos cabinets d’orthophonie.


Comment peut-on s’inspirer des études sur l’intuition avec nos patients petits et grands ?

  • rendre le patient attentif autant aux objets extérieurs qu’à ses propres sensations : une piste pour rééduquer les troubles attentionnels pourrait consister à rendre le patient plus familier avec ses sensations corporelles, afin de faciliter le lâcher-prise et le maintien des capacités attentionnelles nécessaires à la communication. Parallèlement aux exercices attentionnels classiques où l’on demande au patient de se focaliser sur une ou plusieurs cibles extérieures (exemple du vieux logiciel Tantauben que j’ai connu en stage, exercices d’attention auditive ou visuelle du type Attention mes yeux), il serait intéressant de proposer des exercices de contrôle du souffle inspirés des exercices pour patients dysphoniques qui nécessitent l’intervention des capacités attentionnelles ou tout simplement de la relaxation, des exercices tirés de la méditation « pleine conscience »… En effet, les résultats de Petitmengin nous montrent que l’attention, via le « geste d’écoute » décrit par les sujets interrogés, n’est pas forcément synonyme de focalisation sur un objet extérieur : on peut être attentif sans que l’esprit s’accroche à un objet en particulier.
  • la pensée pré-réflexive, qui apparaît par définition avant la pensée réflexive, pourrait davantage être prise en compte en orthophonie et des exercices faisant intervenir les gestes intuitifs décrits par la chercheuse pourraient être proposés :  visualisation d’une scène les yeux fermés, évocation libre à partir d’une image ou d’un mot (A quoi vous fait penser « rose » ?), jeux d’écriture oulipiens comme les cadavres exquis, invention une histoire à tour de rôle… en laissant les associations se faire librement, sous forme d’images mentales. Je fais également l’hypothèse (intuitive) que le développement de la pensée pré-réflexive aide à l’émergence de la pensée réflexive plus complexe, quel que soit l’âge.
  • l’adoption d’une perspective phénoménologique comme celle de Petitmengin, non en tant que chercheur mais en tant que rééducateur : et si au lieu de se focaliser sur le « quoi », on s’intéressait plus au « comment » ? Mais qu est ce qu'ils disentLors d’une description de scènes visuelles par exemple, on peut demander au patient comment il a reconnu tel personnage (le policier plutôt que le facteur…) . A ce propos, j’ai beaucoup de plaisir à utiliser le matériel Mais qu’est-ce qu’ils disent ? avec mes patients âgés. La gestion mentale, à laquelle de nombreux orthophonistes se sont formés, s’inscrit également dans cette perspective. Et pourquoi pas se former à l’entretien d’explicitation, ce qui serait utile dans l’anamnèse pour faire décrire l’émergence des troubles et pour clarifier la plainte des patients ?



En conclusion, il me semble que la prise en considération de la pensée pré-réflexive et de l’intuition, mais aussi la perspective phénoménologique, pourraient être la source de nouvelles découvertes en orthophonie.

 Sensing vs intuition


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2 commentaires sur “Intuition et orthophonie

  1. Sylvie GIAIME

    Je suis très interessée par l’entretien d’explicitation dans le cadre de l’orthophonie. Je me forme en gestion mentale depuis cinq ans maintenant et ce serait un bon complément. Comment peut-on se former ? Merci d’avance.

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