L’être humain est-il encore lui-même lorsqu’il a perdu la mémoire ?

Philosophie Arte


L’émission Philosophie (Arte) du 20 avril 2014 avait pour thème la maladie d’Alzheimer. Raphaël Enthoven commence par la citation de la première phrase du roman de Kafka, dans laquelle le héros s’est réveillé un beau matin avec le corps… d’un cafard. Peu à peu la voix du héros s’altère pour devenir celle d’un insecte, de même que ses comportements. Il acquiert une « mémoire corporelle d’insecte ». Est-il encore humain ?

Cette entrée en matière peut paraître choquante pour parler des personnes qui ont la maladie d’Alzheimer. Cependant, moi aussi dans ma pratique, j’ai bien eu l’impression que les patients avec des troubles de la mémoire (à un stade peu avancé) ressentaient leurs manques du mot comme une trahison de leur propre corps ou cerveau. Leur corps était devenu étranger à eux-mêmes, comme dans le roman de Kafka.

Après cette introduction, s’en suit une tentative de définir l’identité humaine par rapport à la mémoire.


L’être humain est-il encore lui-même lorsqu’il a perdu la mémoire ?

L’humain serait-il un « moi » fixe sur lequel glisseraient les événements de la vie ? Si oui, par conséquent la mémoire est indispensable pour relier ces différents événements et unifier l’individu autour d’eux. Si la mémoire donne une cohérence à la vie de l’homme, est-on encore un homme quand on n’a plus de mémoire ? Michel Malherbe, l’invité de l’émission, dont la femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer, a une vision que je trouve pessimiste de la maladie : « la perte de la mémoire induit une destruction de la personne ». Il invoque les troubles du langage (manque du mot, incohérence du langage, d’où perte de la communication) et la perte de la sensibilité corporelle.

L’identité de l’homme pourrait-elle au contraire être indépendante de la mémoire? On n’est pas le même quand on a chaud ou froid, quand il pleut ou qu’il fait beau… Dans ce cas l’identité elle-même comme « moi figé » serait une illusion, et seul compterait l’instant présent.


Ou alors, l’identité de celui qui a perdu la mémoire se trouverait-elle dans sa vie passée et la mémoire qu’il en a (souvenirs d’enfance…) malgré la perte de la mémoire des visages des personnes proches ?

Michel Malherbe cite de mémoire une personne avec la maladie d’Alzheimer, qui dans un moment de lucidité affirme : « Je ne sais pas que je sais. » et qui ajoute « Je suis fichu ». Cette maladie serait d’abord une absence de conscience de soi, celle-ci entraînant un sentiment de perte d’identité. En parlant de sa femme, Michel Malherbe dit : « La vraie question n’est pas ‘Est-ce qu’elle me reconnaît ?’ mais ‘est-ce que moi je la reconnais ?’ » et « Si elle ne peut avoir accès à sa propre identité, comment je peux avoir accès à elle ? ». L’accès à l’identité de l’autre dépendrait de l’accès à sa propre identité, qui elle-même passerait forcément par un certain rapport au temps… Or, cette émission n’a pas abordé la notion d’intentionnalité (qui m’est chère), qui permettrait de réconcilier la notion d’identité et de mémoire. L’identité de l’homme ne résiderait-elle pas en fait dans son intentionnalité, à la fois reprise du passé et transformation de celui-ci (Merleau-Ponty) ?

En outre, la phénoménologie nous invite à une autre manière d’envisager l’identité humaine et notamment celle des personnes avec la maladie d’Alzheimer. L’identité dans ce cadre de pensée, ne serait plus cantonné à un « Je » enfermé dans sa bulle individuelle et dans sa maladie, source de souffrance et de sentiment d’échec personnel (« je suis nul »), mais résulterait d’un partage, d’un échange avec l’autre. De ce point de vue, l’identité serait le résultat d’une interaction entre la personne et le monde. L’accent serait mis non pas sur la personne en tant que « moi » figé, mais sur l’« espace de communication » qu’elle pourrait créer avec son partenaire d’échange (voir Rousseau, Naomi Feilh…).


Travailler avec des gens qui ont des troubles de la mémoire, c’est s’interroger sur l’identité humaine et son rapport intime au temps, mais aussi sur la manière dont on pourrait redonner vie au sentiment d’identité des personnes avec la maladie d’Alzheimer.

En conclusion, je vous invite à regarder l’émission en cliquant ici.


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2 commentaires sur “L’être humain est-il encore lui-même lorsqu’il a perdu la mémoire ?

  1. Marie

    Bonjour, j’ai regardé l’émission hier (elle n’est plus visible sur le site d’Arte mais je l’ai trouvée ici : http://www.dailymotion.com/video/x1qyb27_philosophie-memoire-arte-hd_webcam). J’ai aussi trouvé la vision de Michel Malherbe très pessimiste. Mais la réflexion sur mémoire et identité m’a passionnée, j’aurais ajouté la nécessité d’un projet, qui se rapproche de celui d’intentionnalité que tu proposes : par le projet, ou l’intentionnalité, l’identité du sujet existe au-delà du présent. Merci pour tes articles passionnants !

  2. Léa

    Regarder l’émission serait trop douloureux par tout ce qu’elle me renverrait face à la maladie de ma propre mère, mais je peux te dire que le commentaire de Michel Malherbe fait écho à ma propre situation. Je ne me demande plus si « elle me reconnaît » mais je ne la reconnais bel et bien plus. Et au-delà, je ne me vois plus dans son regard : je n’existe plus face à elle.
    Ta problématique d’intentionnalité est ici capitale, je vais y réfléchir posément. Merci!

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