Motivation du signe et pensée analogique

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L’arbitraire du signe linguistique


En cours de linguistique à l’école d’orthophonie, on nous apprend bien sûr que le signe  est arbitraire (théorie de Saussure).  Pour rappel, cela signifie que les unités linguistiques que nous employons (les signifiants) n’ont aucun rapport concret, aucune ressemblance, aucun lien nécessaire avec ce qu’ils désignent (les signifiés). En bref, le signe linguistique est abstrait et résulte d’une convention entre les différents locuteurs d’une lange donnée.

L’arbitraire du signe linguistique repose sur plusieurs arguments :

– il existe un nombre limité de phonèmes ou de graphèmes, qui servent à la construction d’une infinité de sens possibles

– un même signifiant est nommé par des signifiés différents dans chaque langue

– on peut employer le même signifiant pour désigner des signifiés différents (c’est le cas des homonymes)

– les onomatopées et les interjections, bien que partageant une ressemblance avec le signifiant, ne font pas partie du système linguistique

 

Arbitraire et abstraction, ou pensée séquentielle contre pensée analogique


marcel-jousse-antthropologie-du-gesteC’est en lisant L’Anthropologie du geste de Jousse que je me suis vraiment intéressée à la question de l’arbitraire du signe. Cet auteur rappelle avec justesse que les premières écritures étaient composées d’idéogrammes. Un idéogramme est un signe qui représente une idée : le signifiant et le signifié sont liés par une ressemblance visuelle. Au fil du temps, les idéogrammes se seraient simplifiés pour laisser place à l’écriture alphabétique que nous connaissons aujourd’hui. Nous sommes donc passés d’un système d’écriture où les signes étaient motivés à un système d’écriture où les signes sont arbitraires, car les signes arbitraires sont plus simples à utiliser. L’arbitraire du signe serait l’aboutissement de l’évolution linguistique de l’homme.

Cependant, pour Jousse, les signes ne seraient pas arbitraires : nous aurions simplement oublié le sens originel, vivant et imagé, des mots que nous employons. C’est ce qu’il dénonce comme étant une maladie de la perte du sens des signes: l’« algébrose ».

Jousse nous fait alors réfléchir à la nature de l’abstraction. En effet, si les signes ne sont pas arbitraires, ils ne sont pas non plus abstraits… Or Jousse nous propose de ne pas opposer abstraction et arbitraire du signe : l’abstraction ne serait pas quelque chose d’arbitraire, une simple représentation mentale sans aucun lien avec les objets réels. Au contraire, l’abstraction serait issue de la capacité de l’être humain à extraire les propriétés fondamentales  des choses concrètes (étymologie du mot « abstraction » : tirer hors de), pour ensuite les manipuler, les combiner entre elles, afin de faire émerger des sens nouveaux. Là résiderait la véritable abstraction, consciente de ses racines concrètes et vivantes.

A partir de là, je me suis demandé si l’accès au langage oral et écrit, nécessitant l’accès à l’abstraction et au niveau symbolique, comme on nous l’a appris, devait nécessairement passer par l’arbitraire du signe tel qu’il est décrit par Saussure (c’est-à-dire une absence totale entre l’image du mot et le sens auquel il renvoie). On peut en douter, comme en témoigne l’écriture chinoise qui est toujours actuellement composée d’idéogrammes, c’est-à-dire de signes motivés. L’abstraction linguistique serait-elle indépendante de la théorie de l’arbitraire?

C’est alors qu’en allant voir sur internet, j’ai trouvé une réponse en la personne de Sophie Saffi, dont vous pouvez lire l’article  « Discussion sur l’arbitraire du signe » ici :  Bonne nouvelle : l’arbitraire du signe, ça se discute. Sophie Saffi propose plutôt de parler de « motivation » du signe. Selon elle, la théorie de l’arbitraire du signe s’inscrit dans une conception étroite et appauvrie du langage. Qui est le coupable ? Le mode de pensée occidental, qui privilégie l’analyse séquentielle du monde. Alors que la plupart des langues indo-européennes privilégient la pensée par oppositions (noir/blanc, bien/mal), les langues orientales savent appréhender les multiples nuances de la vie. La pensée par analogie, par associations, par images, est ainsi privilégiée dans les pays asiatiques, et notamment au Japon (voir ce site). La conséquence de ce mode de pensée est que les «choses » sont appréhendées de façon plus globale que chez nous. Le langage est considéré avec méfiance car il ajoute un poids à la pensée, celui des mots et de leur combinaison séquentielle se déroulant sur une chaîne temporelle, ce qui prend par définition du temps. Au Japon, il n’est pas rare que la communication  passe directement par l’image, par analogie, comme en témoignent l’emploi des kanji qui ressemblent parfois à ce qu’ils désignent (l’homme, le ciel, la rivière…), les photos représentant les menus dans les restaurants, les plans de ville réduits au strict minimum où « l’image devient signe ».

 

La motivation du signe : une conception enrichie du concept de signe


Sophie Saffi  propose donc une vision du monde non pas séquentielle comme dans la pensée occidentale, mais plus proche de la pensée orientale, capable d’intégrer plusieurs niveaux de complexité. La chercheuse plaide pour « une conception stratifiée du langage, où chaque niveau d’encodage des sons relance la dynamique du sens ». Il s’agit de « se représenter des relations à étages entre les sons et les sens ».

Voici les arguments les plus intéressants en faveur de la théorie de la motivation du signe linguistique :

N’en déplaise à Saussure, pour qui le phonème se définit uniquement par ses relations d’opposition, le phonème est d’abord un son, concret et vivant, fabriqué par le corps du sujet parlant. Je reprends l’explication de Sophie Saffi : « Si l’on considère le phonème comme le symbole d’un mouvement, le lien naturel entre eux étant l’affinité sensorielle (mêmes sensations tactiles), alors l’opposition (signe/symbole) est caduque. Le symbole et le signe ne s’opposent pas, ils se suivent dans la hiérarchie des paliers de motivation qui mène au langage. C’est parce qu’il est le symbole d’une idée de base, d’un sens primaire, que le phonème peut devenir un des éléments d’un codage qui exprimera une idée complexe, un sens abouti. Un signe est un symbole lu au second degré. Mais l’un n’est pas plus motivé, ni plus arbitraire que l’autre. »

Par conséquent, c’est la combinaison entre plusieurs éléments, c’est l’encodage, qui donnerait naissance à  l’abstraction caractéristique du langage. Une abstraction non pas « arbitraire », mais « analogique » comme je le propose, qui tienne compte de ses racines concrètes et corporelles.

« Pour les mêmes raisons, la dualité du signe (signifiant/signifié) nous semble trop simpliste et nous lui préférons une échelle de degrés de signification, échelle sur laquelle la signification est de plus en plus éloignée du support matériel. Cette libération du lien sensoriel s’effectue par une suite d’encodages successifs : un phonème est combiné avec un autre pour former une syllabe qui elle-même entre dans une nouvelle combinaison avec d’autres syllabes pour donner un mot qui… la phrase qui… etc. »

Lors de l’encodage, le phonème comme porteur d’une signification sensorielle est refoulé parce qu’il est combiné à d’autres phonèmes afin de créer une entité plus globale, le mot puis l’énoncé.

« A notre avis, quand le son acquiert le statut de phonème, il ne perd pas sa motivation : elle est enfouie, occultée, mais présente. » Cependant, il est à noter que la motivation sensori-motrice du phonème se fait moins sentir, et doit être refoulée, lorsque celui-ci est combiné à d’autres phonèmes, ou alors dans certains cas c’est un phonème en particulier qui va porter l’ensemble de la signification du mot.

C’est ce qu’a montré Maurice Toussant, pour qui le signe est « analogique » et non pas arbitraire. En témoigne le dynamisme fondamental porté par les phonèmes du langage. Je reprends un exemple assez étonnant qu’il a donné avec le phonème /R/, dont les caractéristiques articulatoire indiquent « un retour vers le point de départ » (« la partie postérieure du dos de la langue forme un rétrécissement du passage de l’air contre la luette, le point le plus profondément engagé dans le chenal respiratoire mobilisé par le système phonologique français »). Des mots comme « rond, rotonde, retour » gravitent  en effet autour de cette idée de « retour vers le point de départ ».  Cette vision des choses nous réconcilie avec l’effet que peut produire le langage sur l’esprit et les émotions, en un mot elle donne sens à la poésie qui fait vibrer l’esprit et le corps.

« L’arbitraire du signe est inhérent à une conception uniquement linéaire du signe ».

En effet, seuls les éléments pouvant s’intégrer dans une analyse séquentielle de la parole ont été pris en compte dans la théorie de Saussure, sans que les éléments plus globaux y soient inclus. Et si on intégrait, dans la définition du signe, l’encodage non verbal ? Une définition élargie du signe, concordant à sa réalité concrète et vivante, intègrerait la prosodie. La définition de signe  s’enrichirait alors de la manifestation des émotions du locuteur.

En fait, dans la définition du signe linguistique, c’est toute la relation du signe au référent qui a été passée aux oubliettes. C’est la relation du signe au sujet parlant et à son corps qui a été volontairement occultée. Cela n’a pas été innocent. Comme le montre Sophie Saffi,  cette vision appauvrie de la langue s’explique par la volonté de Saussure de définir le langage comme un domaine indépendant des causes extérieures, empêchant du même coup un dialogue de la linguistique avec les autres disciplines, telles la psychanalyse. Or, des chercheurs se sont élevés contre cette théorie réductrice et ont voulu réconcilier la linguistique avec la réalité que nous vivons.

« La théorie de la motivation du signe réconcilie l’abstraction et la réalité physique dont elle est issue. Et à laquelle elle se doit de retourner dans un va-et-vient psychosensoriel qui relie par le biais du parlé, le sensitif au pensé. »

 

Benveniste et la notion de signifiance


Ce linguiste a lui aussi remis en question la théorie de l’arbitraire du signe. Pour lui, elle est vraie uniquement en ce qui concerne la relation entre le signifié et le référent. En effet, le mot « chat » ou « cat » n’a rien à voir avec l’animal lui-même. Or, la relation entre le signifiant et le signifié, est quant à elle, absolument nécessaire dans le cadre du système du langage. Benveniste a également inventé le concept de signifiance, qui est double : d’une part, la signifiance des signes (sémiotique) qui sert à décrire le système linguistique, et d’autre part une signifiance de la sémantique (du sens) qui sert à décrire le langage lorsque celui-ci est utilisé par quelqu’un, qui est alors sujet de l’énonciation dans le cadre d’un discours. En effet, lorsque nous parlons, les outils (le sémiotique) s’effacent pour laisser place au sens: le langage est tout entier signifiance. La pathologie du langage serait-elle l’apparition involontaire du sémiotique (le squelette du langage) dans le sémantique, diminuant le pouvoir de communication de ce dernier? Alors que la poésie serait l’entrée en action volontaire du sémiotique dans le sémantique, apportant à ce dernier un surplus de sens…

En tant qu’orthophonistes je pense que nous devons mettre l’accent sur le mode sémantique du langage (le discours porté par un sujet de l’énonciation) plutôt que sur le mode sémiotique (la forme, les signes en eux-mêmes). La forme doit servir le sens. C’est pour cela que maintenant, je suis beaucoup plus indulgente envers les fautes d’orthographe ! La où il y a véritablement communication, il n’y a place que pour la « signifiance » et à ce moment-là le squelette du langage s’efface totalement pour laisser place au sens qui circule entre les interlocuteurs…

 

Des chemins inédits


En fait, je crois que les orthophonistes ont déjà compris depuis longtemps que le corps, le langage et la pensée sont intimement liés. Dans cet article, la réflexion sur la notion de la motivation du signe m’a permis d’entamer une réflexion sur ce qu’est la notion d’abstraction dans la pensée. La pensée n’est pas coupée du corps. Comme le montre Piaget, la pensée la plus abstraite qui existe, la pensée formelle, n’est pas coupée de la pensée sensori-motrice qu’elle l’englobe.

Il serait alors possible d’envisager l’existence d’une pensée abstraite procédant par analogie, par images et associations, et de donner à l’imagination une vraie place dans l’exercice de la pensée, ce qui peut nous ouvrir des portes insoupçonnées dans notre manière de pratiquer l’orthophonie.


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