(Re)Créer un monde

Crayons de couleurs
Avec certains patients très atteints dans leurs capacités mnésiques et communicationnelles, et si le premier rôle de l’orthophoniste était d’apporter un « monde », sans chercher à tout prix à obtenir des productions langagières de la part du patient ? C’est dans trois approches, à la fois psychanalytique, orthophonique et cognitive que je souhaite m’inscrire afin d’aider mes patients à communiquer.


Séance avec Mme P, 95 ans

– Moi : pouvez-vous me donner des noms d’animaux vivant dans une ferme ?

– Mme P (temps de latence) : Je sais pas…

– Moi : Bon, je vais vous décrire un animal et vous devrez essayer de trouver son nom. D’accord ?

– Mme P : D’accord.

– Moi : je pense à un animal qui est grand, il vit dans une étable, il a une crinière et une longue queue, on peut monter dessus…

– Mme P (yeux qui s’illuminent) : le cheval !

Avec la plupart de mes patients âgés souffrant de perte de mémoire, et dont l’atteinte est assez sévère, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas insister sur les exercices de restitution d’information et l’évocation qui les mettent en échec. Le risque est que les patients se replient sur eux-mêmes et qu’ils refusent ce qu’on leur propose. Rappelons-nous que l’objectif de la prise en charge est bel et bien le « maintien et l’adaptation des fonctions de communication », comme il est écrit dans la nomenclature. Pour moi qui m’inspire principalement des travaux de Merleau-Ponty, communication rime avec pensée créative qui elle-même fait écho à la notion  d’« intentionnalité ».

A mon sens, le déficit principal des patients que je suis pour « troubles mnésiques » serait plutôt à rechercher dans un trouble de l’intentionnalité, c’est-à-dire un trouble de l’inscription du sujet dans la temporalité.

Dans cet article, je vais me concentrer sur le premier mouvement intentionnel tel que le décrit Merleau-Ponty, à savoir celui de « reprise » du monde par le sujet.

Il s’agit pour le thérapeute de reconnecter la personne avec le « monde » : son environnement, son corps et ses cinq sens, les pensées qu’elle a déjà eues, les actions qu’elle a déjà vécues, ses passions, les actions et les pensées des gens avec qui elle a interagi jusqu’alors … Bref, tout ce qui motive le patient à communiquer et qui constitue un sens dans son existence.

A quoi cela va-t-il servir ? En replaçant le patient dans ce qui le relie au « monde », on va lui redonner une place de « sujet ». C’est grâce au « monde » qu’on va lui apporter que le patient va s’ancrer (à nouveau) dans la communication. En effet, on va lui apporter un monde cohérent auquel il va pouvoir s’accrocher et sur lequel il va appuyer son désir de communiquer.

 

Winnicott : l’illusion du « trouvé-créé »


winnicottWinnicott a écrit : « La créativité est alors la capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité de créer le monde ». Selon ce pédiatre, psychiatre et psychanalyste anglais, les soins apportés par la mère au nourrisson provoquent chez ce dernier l’illusion de créer le monde : au moment où le bébé émet un besoin, sa mère lui répond de façon adaptée (c’est le concept de « mère suffisamment bonne »). Le bébé se sent à ce moment-là tout-puissant, tel un dieu créateur, et il a pleinement le sentiment d’exister. Exister a ici le sens de faire apparaître un monde extérieur, comme si l’enfant était un magicien. La créativité va alors reposer sur ce sentiment d’exister issu de l’illusion de toute-puissance, qui découle de « l’éprouvé d’existence partagé avec la mère ». Winnicott le résume ainsi : « Pour être créative, une personne (…) doit avoir le sentiment d’exister ». C’est la base qui lui permet d’agir. « La créativité est alors un faire issu d’un être ». Pour résumer, à la base de la créativité, se trouve un être maternant qui a apporté un monde à l’enfant et  dans les yeux duquel l’enfant s’est reconnu comme un être de communication. Le rôle du thérapeute sera de faire émerger ce sentiment d’exister chez son patient pour le remettre sur le chemin de la communication.

 

Philippe Van Eeckhout et l’ « illusion créatrice » de parler


langage blessé Van EeckhoutCet auteur que j’apprécie particulièrement est un de ceux qui m’ont donné envie de me lancer dans le métier d’orthophoniste. Travaillant avec des personnes cérébrolésées, il raconte dans son livre « Le langage blessé » comment il a réussi à démutiser ses patients. Premier point fondamental : il considère toujours ses patients comme des êtres communicants même quand ceux-ci sont devenus incapables de mobiliser volontairement leur corps pour communiquer, même lorsqu’ils sont dans le coma. L’intention du thérapeute est fondamentale : il est convaincu que ses patients, parce qu’ils étaient auparavant engagés dans un monde où ils communiquaient normalement, vont pouvoir se remettre à le faire.

Pour Van Eeckhout, redonner un monde au patient passe par la transmission d’une « énergie communicatrice ». La communication est d’abord quelque chose de physique, elle repose sur un échange corporel (importance du non-verbal qui représente 70% de la communication) : cette dimension physique est très présente au moment des démutisations.

Le travail que réalise ce thérapeute pourrait être qualifié de « remise en route de l’intentionnalité », dans le sens où le thérapeute va prêter son corps au patient pour qu’il puisse s’y identifier par contagion kinesthésique pour pouvoir reprendre à son tour les gestes de la communication. Le patient va se reconnaître comme être de communication dans les yeux du thérapeute, il va s’accrocher à la conviction du thérapeute qu’il va se remettre à parler, pour « sortir de lui-même » et « reprendre » à son propre compte les gestes de son thérapeute. Réintégrer le patient dans la communication, c’est le réinscrire dans une relation de sujet incarné à sujet incarné, c’est partir du corps du patient et de son histoire pour susciter à nouveau la possibilité de communiquer.

Van Eeckhout nous apprend que susciter à nouveau le désir de communiquer passe par la réinscription et la remobilisation du corps dans une relation orthophoniste-patient très riche de sens, impliquant du thérapeute qu’il s’investisse physiquement et émotionnellement.

« Dans le regard il y a cette façon de persuader l’autre qu’il va parler, il se crée un enveloppement du patient par le thérapeute, son visage envahit le visage de l’autre, le regard du thérapeute doit rencontrer le regard de l’autre et aller des yeux aux lèvres dans un va-et-vient assez rapide, dans un cadre dynamique et rythmé. Le patient est sollicité pour adopter ce rythme en allant du regard aux lèvres du thérapeute, il est canalisé sur les mouvements des lèvres (ouverture, fermeture, étirement, contraction) et une représentation mentale par l’ébauche orale et le mouvement des lèvres va pouvoir se construire. Ceci est essentiel, car cette image mentale (…) constitue un point d’appui à la production de la parole et initie le mouvement : le corps, entraîné par le rythme et le mouvement du thérapeute, va commencer à bouger ».

Redonner un monde au patient, c’est aussi le reconnecter avec son identité de sujet intégré dans un contexte culturel (rôle de mots clés comme symboles porteurs d’un sens très riche pour la communication) et inscrit dans une histoire personnelle et familiale (importance du prénom).

« Sortir les gens d’un mutisme complet est un long travail. (…)Le côté technique, c’est la faculté de mettre les gens dans un bain de langage. Il faut que les gens soient abreuvés de mots, axés uniquement sur ce que je leur dis. (…) par exemple, le mot rose est un mot extraordinaire pour la démutisation. C’est le cas également de République, bonjour, liberté. Les gens sont surpris quand vous leur parlez de liberté à l’hôpital. Parmi tous les mots possibles, le prénom occupe une place particulière, il permet de redonner à la personne ce qui lui appartient, de lui restituer son identité.»

Enfin, le matériel linguistique que le thérapeute proposera au patient sera toujours relié à un contexte « vivant », les mots du thérapeute devant capter l’attention du patient. Mais pas seulement, car ce qui me paraît plus important, c’est que ce contexte permettra de redonner au langage un environnement porteur de sens sur lequel le patient pourra s’appuyer pour la compréhension et dont il pourra se ressaisir pour entrer à nouveau en communication.

« Pour ma part, je ne procède jamais par simple dénomination mais l’emploi de situations de la vie quotidienne, le plus souvent insolites, favorise la canalisation du patient et le met dans un bain de langage. Prenons le cas d’une personne qui ne parvient pas à dire le mot « mouche ». Le thérapeute peut choisir de montrer une mouche à ce patient en lui demandant de quoi il s’agit : il s’agit là d’une simple dénomination. Je préfère, quant à moi, mettre les mots en situation dans des phrases pour les faire vivre. Je dis par exemple : « Une mouche se pose sur le nez du facteur qui donne un paquet à Mme Dupont. » Cette méthode a l’avantage de détourner l’attention du patient de son trouble ».

Van Eeckhout rejoint Winnicott dans le sens où il va donner au patient l’illusion créatrice de parler. Il va leur donner le sentiment d’exister en tant qu’être communicant de manière effective en leur apportant un monde où la communication reprend vie par le corps et où les mots sont toujours riches de sens pour le patient, afin qu’il s’en serve comme tremplin pour se projeter lui-même dans une communication vivante.

 

Neurones miroirs, corps et intentionnalité


Le psychanalyste Winnicott était convaincu que le bébé construit son identité dans le regard d’autrui. Les neurosciences nous ont récemment montré que cela est vrai, mais pas seulement chez les nourrissons. Tout au long de la vie, nous activerions des « neurones miroirs » qui nous relient aux autres. Ces neurones particuliers s’activeraient lorsque nous exécutons une action orientée vers un but mais également lorsqu’une autre personne exécute une action similaire (Rizzolatti, 1990 et 1996). Ainsi, la connaissance des états mentaux d’autrui et leur anticipation devrait d’abord passer par l’ « activation » de notre propre corps, en tant qu’il est capable d’exécuter des actions intentionnelles. Ce phénomène faisant interagir perception d’une action et compréhension des intentions d’autrui est appelé « résonance motrice » (Rizzolati).

Pour moi, la nécessité de la présence physique du thérapeute s’en trouverait d’autant plus justifiée : celle-ci, en effet, pourrait jouer un rôle à part entière dans l’action d’apporter un « monde » au patient.

L’apport de l’orthophoniste est d’abord d’ordre physique : spontanément, sa présence activerait chez son patient les « neurones miroirs ». L’orthophoniste pourrait même chercher à amplifier leur action. Avec prudence, pourquoi ne pas imaginer que l’efficacité de la technique de Van Eeckhout provient de l’activation accrue des neurones miroirs chez ses patients ? En voyant le thérapeute exécuter des mouvements buccaux-faciaux répétitifs de façon rythmée et intensive, le patient vivrait un « phénomène de résonance motrice » qui lui permettrait d’activer ses propres mouvements intentionnels dans le but de parler.




Perspectives thérapeutiques


Ainsi, c’est en « donnant un monde » au patient que l’on pourra lui donner une chance de s’y « greffer » pour s’ouvrir (à nouveau) à l’autre et à la communication.

Quels moyens avons-nous, en tant que thérapeute, pour recréer des liens de motivation entre le « monde »  et le patient ?

  • Lui « prêter » notre corps. Le thérapeute va apporter sa présence physique et intentionnelle qui fera résonner dans le patient  ses propres intentions et son propre corps, en particulier les « neurones miroirs ». Spontanément, le cerveau active sa fonction de « prise de conscience de l’altérité » en présence d’autrui, a fortiori si celui-ci est un thérapeute qui cherchera à renforcer toutes ses modalités de communication propres (exagération des mimiques faciales, de l’expressivité de la voix et du corps…).
  • Lui « prêter » nos mots. Le thérapeute apporte au patient des éléments linguistiques porteurs de sens pour lui, qui vont le réinscrire dans son identité personnelle, familiale, sociale, culturelle (Van Eeckhout). De ce point de vue, l’apport des contes et des mythes pourraient être intéressant du point de vue de la structuration de la pensée (cohérence su récit, logique temporelle,…) et des symboles et problématiques humaines universelles dont ils sont porteurs. Avant que le patient puisse (re)parler, il faut lui parler, le remettre dans un bain de langage sans rien lui demander en retour, du moins au départ.
  • Le réintégrer dans l’« espace intermédiaire » qui était cher à Winnicott : pour aider un patient à communiquer, le thérapeute favorisera tous les moyens  qui faciliteront l’attention conjointe et la création d’un référent commun. Le thérapeute veillera à apporter au patient des mots ou des images porteurs de représentations mentales, d’émotions qui feront écho en lui et dont il pourra éventuellement se servir pour dire quelque chose de personnel. Redonner un monde au patient, c’est aussi ne pas le mettre en échec, favoriser ce qu’il réussit, et rentrer dans sa manière de percevoir le monde en cas de démence (voir l’approche éco-systémique de Thierry Rousseau, voir aussi la thérapie de la validation de Naomi Feil).

En somme, redonner à un patient la possibilité de communiquer, c’est lui faire retrouver le sentiment d’ « illusion créatrice » (Winnicott), celle qui nous donne le sentiment d’exister. C’est lui rendre l’accès à cet espace « intermédiaire » ou « aire de jeu » dans lequel baignent quotidiennement, sans s’en apercevoir, les personnes qui communiquent sans problème. Je reviendrai sur la notion générale de « jeu » chez Winnicott, en tant qu’elle est fondamentale dans la communication socialisée. C’est en entrant dans le « jeu » de la reprise du « monde » que le patient pourra initier le mouvement de « projection » (Merleau-Ponty), deuxième moment dans  dans la mise en route de l’intentionnalité.


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3 commentaires sur “(Re)Créer un monde

  1. Marie

    Merci pour ce superbe article. Cela m’a permis de mettre des mots sur des intuitions, des ressentis face aux patients cérébro-lésés.
    Pour moi, rencontrer un patient cérébro-lésé commence par chercher où est son humanité. La notion d’intentionnalité me parle beaucoup…
    Bien à vous, Marie

  2. Agata

    Merci pour ces réflexions qui permettent d’avoir une attitude réflexive sur notre rôle de thérapeute. Très enrichissant!

  3. Léa

    J’adhère et j’adore, comme tous tes autres articles. Je ne m’en lasse pas et te remercie pour ta belle plume, ton altérité et ton partage.
    A très bientôt.

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