Vers un modèle phénoménologique du langage


Critique envers le concept de représentation mentale, Merleau-Ponty met en avant celui de mouvement intentionnel, qui est en fait, je le pense intimement, un mouvement de choix. La conscience, sans cesse, est amenée à choisir pour créer de nouvelles significations. A partir de là, j’ai mis en route mon « laboratoire de créativité » pour lui demander d’élaborer un nouveau modèle de production de mot qui tienne compte de la dynamique de l’intentionnalité, créatrice de sens par des choix toujours renouvelés…

 

Intentionnalité constituante et représentation mentale


Selon Merleau-Ponty, et il me semble que cela n’a pas beaucoup changé aujourd’hui, la science définit  la conscience de manière objective comme sorte de machine ayant pour but de déchiffrer ou d’interpréter la réalité qui s’étale devant nous pour la restituer le plus fidèlement possible, telle qu’elle devrait être si nous n’existions pas. Sous la forme du rationalisme et de l’intellectualisme, la plupart des auteurs s’accordent pour dire que le sens de l’existence est totalement contenu soit les objets du monde (dans ce cas, toute  confiance est accordée aux organes des sens pour qu’ils analysent le monde), soit dans la représentation et le jugement que nous projetons sur le monde (dans ce cas, aucune confiance n’est accordée aux organes des sens, générateurs d’illusions, et seul l’esprit est capable de reconstituer le monde de façon objective). Face à ce monde qui contient déjà tout, le sujet pensant n’a pas sa place. La conscience du sujet humain est réduite au rang de réceptacle  passif: ou les organes des sens sont chargés d’interpréter les signaux du monde, ou c’est le « jugement » intellectuel qui est chargé de reconstruire le monde tel qu’il devrait être si nous n’étions pas emprisonnés par un corps d’être humain (les oiseaux voient le monde autrement que nous, les chats aussi… quelle est la vérité objective ?). Dans les deux cas, le sujet n’a rien à apporter au monde: il n’a pas son mot à dire, il doit se contenter de le refléter.

La nouveauté de Merleau-Ponty est de défendre la place active du sujet dans le monde. Si le rôle de la conscience n’est ni d’interpréter ni de représenter le monde, à quoi sert-elle alors ? Selon lui, la première tâche de la conscience est de faire émerger une « figure » d’un fond », c’est-à-dire de faire apparaître un objet sur un horizon indifférencié. En clair, la conscience est là pour diriger notre attention dans le but de constituer des « choses ». C’est le sens de la célèbre formule de Husserl : « Toute conscience est conscience de quelque chose ». Cela signifie que la conscience, en réalité, nous impose constamment de faire des choix pour qu’apparaisse devant nous une « figure » (objet) sur un « fond » (non-objet, horizon sur lequel se détachent les choses). La conscience a pour but de nous faire passer de l’indifférencié au différencié, de l’indéterminé au déterminé. Le sujet a ici toute sa place car c’est lui qui choisit dans quelle direction diriger ses capacités attentionnelles pour qu’émerge le déterminé.

En fait, nous envisagerions habituellement le monde en ne prenant en considération que le travail final de l’intentionnalité: le fait d’exister dans un monde tout fait, dont le sens semble être extérieur à nous. Il s’agit là de l’« intentionnalité constituée ». Or, la phénoménologie a choisi justement de mettre l’accent sur le travail de la conscience à l’état naissant avant qu’elle ne se fixe en objets (« intentionnalité constituante »). A ce stade, la signification du monde n’est jamais totalement achevée. Au coeur de cette recherche préliminaire (et constante) de sens dont nous n’avons habituellement pas conscience, se trouve donc l’intentionnalité constituante. Celle-ci est la force qui nous pousse à chaque instant hors de nous-mêmes pour donner un  sens nouveau à notre existence : « cette reprise à chaque instant de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau, c’est la pensée même ». En réalité, pour Merleau-Ponty, la pensée objective (intentionnalité constituée) existe bel et bien, mais ce n’est pas la seule comme nous avons tendance à le croire. La pensée objective qui nous fait nous mouvoir dans un monde constitué d’objets qui nous semblent préexister à notre pensée n’est pas le point de départ, mais l’aboutissement temporaire de l’acte intentionnel. Une fois que la conscience est parvenue à se constituer un objet (au sens général de représentation mentale, ou de concept manipulable mentalement), celui-ci sera repris par l’acte intentionnel dans un acte de transformation. La conscience, avant de se donner des objets fixes à penser, doit d’abord les constituer, les construire, en tant objets. Comme je l’ai évoqué plus haut, la conscience est poussée sans cesse à faire des choix qui nous amènent à faire émerger une « figure » d’un « fond », c’est-à-dire un objet (forme limitée, concept définissable, manipulable mentalement) d’un horizon indifférencié (cela rejoint les mythes grecs sur la fondation du monde qui parlent de « chaos » -grand tout indifférencié- d’où émergea la Terre, puis la séparation entre la terre et le ciel). La conscience qu’il existe des objets et des concepts fixes n’est qu’un instant « t », une photo qui fige artificiellement une pensée parvenue temporairement à ce vers quoi elle tendait, avant de repartir de plus belle vers le dépassement d’elle-même.

Stevenson (1976) © The New Yorker Magazine Inc

Stevenson (1976) © The New Yorker Magazine Inc

 

Modèles de production de mot et phénoménologie


Les modèles langagiers issus de la recherche scientifique proposent l’existence de modules séparés (chaque module étant un système de représentation pouvant être dissocié des autres). Ces modèles ont été élaborés d’après l’étude des pathologies du langage et du phénomène du « mot sur le bout de la langue ». Que proposent les deux principaux modèles langagiers actuels de production de mot?

Modèle de langage cognitiviste (Bock et Levelt, 1994, Levelt, 1989)

Etape 1 : Traitement du message. Le locuteur élabore le contenu du message qu’il veut véhiculer, le sens de ce qu’il veut dire.

Étape 2 : Traitement fonctionnel. Le locuteur sélectionne le vocabulaire qu’il veut utiliser et le rôle grammatical (i.e., sujet, complément) des mots sélectionnés.

Étape 3 : Traitement positionnel. Le sujet met les items lexicaux en ordre pour former une phrase et infléchit ces items (e.g., conjugue les verbes au passé, ajoute un s aux items au pluriel).

Étape 4 : Traitement phonologique. Enfin, le sujet sélectionne les sons constituants les mots des phrases construites, ainsi que les autres paramètres liés à la production orale, comme la prosodie ou le rythme.

Modèle de langage connexionniste (Dell, 1986)

Étape 1 : Traitement sémantique. À cette étape, le sujet élabore le sens du message à transmettre.

Étape 2 : Traitement syntaxique. À cette étape, le sujet planifie la structure grammaticale de ce qui va être dit ; il met les mots en ordre pour former des phrases.

Étape 3 : Traitement morphologique. Le sujet planifie les morphèmes, c’est-à-dire qu’il sélectionne les éléments qui vont permettre d’indiquer si la phrase mentionne une action ou plusieurs, si cette action a lieu au moment où le sujet parle, etc.

Étape 4 : Traitement phonologique. À cette étape, le sujet sélectionne le son des mots utilisés ainsi que le rythme et l’intonation.

Considérés sous l’angle de l’approche phénoménologique, ces deux modèles peuvent être qualifiés d’intellectualistes dans la mesure où le sujet doit d’abord formuler une représentation mentale du message, ce qui impliquerait que tout soit déjà dit avant même que le sujet n’ait commencé à parler.

Or, selon Merleau-Ponty, « le clivage du donné et de l’évoqué (…) est arbitraire », car dans cette manière d’envisager la pensée il n’y a « personne qui voie ». En clair, il dénonce l’idée selon laquelle l’élaboration du message est dissociée du moment où l’on parle. De façon surprenante de prime abord, il pense même que le sujet parlant élabore une représentation mentale du message au moment-même où il prononce son discours. A propos du mot: « je n’ai qu’un moyen de me le représenter, c’est de le prononcer » !  Un sujet, lorsqu’il parle, ne sait donc pas à l’avance ce qu’il va dire. « Si le sujet parlant ne pense pas le sens de ce qu’il dit, pas davantage il ne se représente les mots qu’il emploie ». Pour parler, Merleau-Ponty défend, il me semble avec justesse, qu’un sujet ne se modèle pas sur une représentation mentale au moment où il parle (sauf en cas de pathologie).

Si Merleau-Ponty devait élaborer un modèle de production de mot, il ferait en sorte que le sujet parlant y ait une place centrale qui pourrait être portée par l’intentionnalité. Celle-ci, on l’a vu, se définit notamment par la capacité à passer de quelque chose au départ indifférencié à une chose différenciée, de passer des représentations mentales du langage préétabli à la parole, impliquant pour le sujet une nécessité de choisir ce sur quoi il va faire porter son attention.

Or, ce qui ressort des modèles de production du langage oral de Levelt et de Dell, c’est justement la nécessité pour le sujet de faire des choix. Si dans le modèle cognitiviste de Bock et Levelt, chaque étape doit être validée avant que le sujet puisse accéder à la suivante (traitement sémantique, puis syntaxique, etc), le modèle de Dell comporte plus de souplesse. Dans ce dernier, chaque représentation est activée en parallèle et c’est le degré d’activation de chacune de ces représentations qui détermine le succès ou non de l’accès au mot. Dans cette optique, le phénomène du mot sur le bout de la langue résulterait d’un bon accès au système sémantique mais d’un accès trop faible au système lexical (selon le modèle cognitiviste). En revanche, dans le cadre du modèle connexionniste, ce phénomène prendrait sa source dans une trop faible activation des différentes représentations du mot (sémantique, syntaxique, phonologique…) qui, bien que toutes activées, ne le seraient pas assez pour déclencher la production du mot. Ainsi, le modèle de Dell, bien qu’il fasse appel à la représentation mentale pour chaque étape de la production de la parole, se  révèle moins rigide concernant la notion même de représentation. Ce modèle, pour moi, insiste en fait davantage sur le degré d’activation des différentes représentations pour parvenir à la production du mot et laisse au second plan la notion de modules distincts: dans ce sens il se rapproche de la pensée phénoménologique qui insiste sur la notion de choix.





Repenser le modèle langagier de la production de mot


A la lumière de la théorie de Merleau-Ponty, je me suis donné un défi dans Labortho : tenter de réfléchir à un autre modèle de production de mot.

Proposition d'un modèle phénoménologique de production de mot


Le modèle ci-dessus donnerait une place essentielle à l’intentionnalité : elle serait la force dynamique du modèle. L’intentionnalité, en tant que double mouvement de reprise et de conversion du monde déjà donné, aura pour tâche de transformer le langage constitué en parole, puis d’intégrer celle-ci au langage constitué. Ainsi le langage se trouvera enrichi par une parole inédite, permettant l’émergence de nouvelles représentations mentales (intentionnalité constituée). Je voudrais insister sur la place majeure de l’intentionnalité en tant que relais entre le langage constitué dont part le sujet et le langage constitué auquel aboutit le sujet. Il m’a semblé important de préciser sous l’étiquette « langage » (celui dont part le sujet avant de parler), la formule : sens = infini, et sous l’étiquette finale « langage » (à laquelle le sujet aboutit) la formule « sens = infini + 1 ». En effet, le langage, qui est le matériel de base dont la parole se nourrit et qui se trouve toujours enrichi par l’acte de parole, n’est jamais tout à fait le même qu’au départ, même si le résultat final (infini + 1) donne objectivement la même chose qu’au début (infini). J’ai voulu mettre en relief avec cette formule l’effet créateur de l’acte de parole : après celui-ci, le langage constitué se trouve enrichi d’une nouvelle signification.

Merleau-Ponty insiste sur le fait que la notion de représentation mentale du discours intervient pendant l’acte de parole. « Si la parole présupposait la pensée, si parler c’était d’abord se joindre à l’objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l’expression comme vers son achèvement, pourquoi l’objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n’en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d’ignorance de ses pensées tant qu’il ne les a pas formulées ». Dans le modèle que je propose, bien que le sujet parlant puise ses mots dans le langage et les représentations mentales préexistantes qui y sont rattachées, le sens de son discours n’y est pas contenu totalement: le sujet convertit le langage préexistant en parole en utilisant la dynamique de l’intentionnalité. De là émergeront de nouvelles représentations mentales que le langage réintégrera dans l’infinité des significations possibles qu’il peut contenir. On peut aussi émettre l’hypothèse que la  représentation mentale dans l’acte de parole comporterait en fait plusieurs degrés : avant son discours, le sujet aurait une sorte de représentation mentale « indéterminée » de ce qu’il veut exprimer, l’intentionnalité (instance du choix reposant sur une structure corporelle et un langage préexistants) permettant de passer avec l’acte d’expression à une représentation plus « déterminée ».

Ce modèle donnera également une place essentielle au corps, sans lequel on ne pourrait pas parler: « De la même manière, je n’ai pas besoin de me représenter le mot pour le savoir et pour le prononcer. Il suffit que j’en possède l’essence articulaire et sonore comme l’une des modulations, l’un des usages possibles de mon corps ». Le mot fait partie de « mon équipement » corporel. Je peux le prononcer car j’ai une bouche, des lèvres, une langue, des mains, un cerveau, et parce que je pratique une langue dont je connais la prononciation des différents phonèmes…

En outre, ce modèle octroie une place centrale à la notion de choix via l’activation simultanée des différentes représentations linguistiques (sémantique, lexique, syntaxe, phonologie). Comme dans le modèle de Dell, la production du mot résulte du degré d’activation de ses différents modules linguistiques. C’est l’étape de la transformation du langage en parole : ici, comme dans une recette de cuisine, le sujet se sert des différents ingrédients nécessaires à la production d’un sens nouveau, comme le cuisinier produit une nouvelle recette à partir d’ingrédients qui sont à sa disposition, en dosant leur quantité selon ses envies et le goût que prend sa préparation au fur et à mesure qu’il la fait. Je souhaite ne pas séparer le moment effectif de la parole de ces activations simultanés, pour respecter l’idée phénoménologique selon laquelle le sujet se projette dans la parole sans se représenter précisément son discours avant de le prononcer.

Je fais également l’hypothèse que les fonctions exécutives prennent une part à ces choix, ces activations multiples des différentes représentations linguistiques, d’après les connaissances que nous avons sur le rôle de l’aire de Broca dans le contrôle exécutif. Dans les cas de pathologie du langage, ce ne serait pas les différentes représentations linguistiques qui seraient atteintes, mais leur carburant, l’intentionnalité. Celle-ci se « relâcherait », ce qui diminuerait l’activation des fonctions exécutives, aboutissant à une activation moins efficace des différentes représentations linguistiques (lexique, syntaxe, sémantique, phonologie). On retrouverait alors un déficit d’incitation verbale, des manques du mot, des paraphasies…

Ce modèle est une proposition qui peut être modifiée, sachant qu’un modèle n’est jamais parfait : il doit servir à nous donner des pistes possibles pour penser un phénomène vivant, le langage, qui par définition échappera toujours en partie à notre volonté de le modéliser…


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