Des mimes pour communiquer

 

La manière dont nos patients communiquent spontanément nous donne des renseignements précieux sur leur manière unique de percevoir le monde… Suite à son AVC, Roger s’est mis à s’exprimer avec des mimes qu’il a inventés. Tout son corps et son visage sont devenus très expressifs. Quelques mots sont restés. Malgré le handicap, c’est toute une richesse de modes de communication à découvrir et à accompagner !

Je vais vous parler de mimes à travers le cas d’un de mes patients, Roger, dont j’ai modifié le prénom et la situation pour préserver son anonymat. A la suite d’une pathologie cardiologique non détectée à temps, Roger est malheureusement devenu aphasique peu après sa retraite. Depuis 10 ans, Roger vit avec tout le côté droit de son corps paralysé. Il comprend très bien le langage qui lui est adressé, mais il ne répond plus qu’en disant la même ritournelle : « 1, 2, 3, 1 , 2 , 3 ». Roger a conservé quelques mots de base comme « oui », « non », « merde » qui s’accompagnent de vocalisations, d’attitudes corporelles et mimiques faciales expressives et justes. Roger s’exprime également par gestes à l’aide du côté valide. Roger aime communiquer, il se synchronise dans l’échange avec l’autre de manière adaptée dans le domaine émotionnel, bien que des troubles pragmatiques l’entravent dans ses possibilités d’adapter sa communication expressive en fonction des représentations mentales de l’interlocuteur.

 

Des mimes attachés au corps

 

Ce qui m’a intriguée dans la manière de s’exprimer de Roger, ce sont ses mimes très singuliers, qu’il invente lui-même et qui ne sont pas toujours évidents à décoder. Roger est très à l’aise avec ces gestes, et avec ses vocalisations et ses mimiques faciales, les mimes sont devenus son nouveau mode de communication spontané. Mais Roger s’offusque lorsque je lui dis que je ne le comprends pas. C’est difficile à expliquer mais il ne s’agit pas de mimes ordinaires. En fait Roger va utiliser son corps comme s’il était lui-même devenu l’objet. Ce sont des mimes extrêmement enracinés dans son corps. Quand il fait l’avion, il est facile de le comprendre grâce au mouvement de la main qui monte vers le ciel comme l’avion au décollage, et le bruit de moteur avec la gorge. Mais quand il veut m’expliquer son weekend, il devient impossible de le comprendre, ou alors par bribes. Pour me dire qui était présent lors d’un repas de famille, Roger va m’indiquer du menton les différentes places occupées par ses enfants dans le salon où nous nous trouvons, sans pouvoir me dire leurs prénoms, ni les écrire, ni montrer leurs photos. Il arrive souvent que Roger découpe l’espace avec sa main valide pour m’expliquer ce qu’il a vécu, tout en l’accompagnant d’un comptage avec ses doigts, en me disant « 1 2 3 » « 1 2 3 » de manière répétitive sans lien évident avec ce qu’il veut vraiment exprimer, ce qui constitue une « stéréotypie ». Roger croit qu’il est compréhensible, mais il ne se rend pas compte qu’il ne l’est pas. Il ne peut pas adapter ni modifier ses mimes en tenant compte de la compréhension de son interlocuteur. Alors je lui pose des questions auxquelles il répond par « oui » ou « non », et parfois je tombe juste, très souvent non, alors c’est triste mais il préfère abandonner. Il est plus facile de comprendre Roger quand il m’explique l’histoire de son AVC ou les examens médicaux qu’il doit faire assez souvent, car il peut à ce moment-là me montrer les parties de son corps et la manière dont il a vécu les événements associés à ses hospitalisations. Sa femme présente en fin de séance vient souvent « traduire » ce que souhaite exprimer son mari.

 

Quand le concret vient remplacer l’abstrait

 

Roger pourrait-il apprendre des signes plus conventionnels ? Ou mimer de manière plus compréhensible pour son interlocuteur ? Quand je montre à Roger un geste abstrait, symbolique, qui appartient à la langue des signes, pour exprimer le concept d’avion, il ne le reprend pas, il n’y a pas d’adhésion. Il est plus à l’aise avec son mime à lui. Il est vrai que le signe conventionnel que je lui montre est plus difficile à réaliser avec la main (seuls le pouce et l’auriculaire sont levés, le autres doigts sont refermés sur la paume) et il n’est pas accompagné du bruit du moteur, comme le signe inventé par Roger (sa main ouverte qui se dirige vers le ciel, le regard suit la main, et il fait le bruit de l’avion avec sa gorge). Dans cet exemple, mon patient parvient tout de même à se faire comprendre quand il utilise son propre signe, qu’il a inventé spontanément. Lorsqu’il s’agit de parler d’un concept moins imagé, Roger n’adhère pas à la langue des signes, elle ne fait pas sens pour lui. Il préfère avoir recours à ses mimes personnels et à des mimiques faciales qui véhiculent l’émotion associée aux concepts. Roger ne sera pas non plus capable de dessiner lui-même ce à quoi il pense, même quand c’est un objet très simple. Il pourra copier un dessin, mais de manière « servile », trait pour trait comme s’il ne voyait pas sa forme globale. N’allez pas penser qu’il ne reconnaît pas les dessins, car lorsqu’il m’arrive de dessiner, Roger se moque de mes talents en exprimant une moue dubitative et rieuse, et il n’a pas vraiment tort !

Tous ces éléments me laissent croire que pour s’exprimer, Roger n’est plus capable d’accéder au langage symbolique spontanément. Il a bien recours à son corps dans le mime, par lui-même. Mais pour utiliser le code symbolique, Roger a besoin d’être amorcé par son interlocuteur, en l’occurrence son orthophoniste, qui écrira un mot que Roger pourra lire, qui lui proposera une amorce buccofaciale et/ou phonétique comme les gestes Borel. L’orthophoniste commencera à prononcer un énoncé que le patient pourra compléter. De même ce patient pourra répéter un mot prononcé juste avant par le thérapeute. L’autonomie dans l’utilisation spontanée du langage expressif est empêchée, lorsqu’il est symbolique, car Roger a besoin d’une amorce pour produire de la parole, et cette dépendance à l’autre est un mode de fonctionnement installé depuis des années, qui m’apparaît le plus grand défi à relever…

Sur le mode réceptif, l’accès au symbolique est possible puisque Roger répond de manière cohérente aux questions qu’on lui pose, et qu’une conversation est possible même si elle est limitée par l’aphasie. Pourquoi ce décalage entre le versant expressif spontané du langage symbolique qui se trouve être déficitaire, et l’utilisation correcte qu’il en fait dès qu’il est accompagné de l’aide d’un thérapeute, alors que le versant réceptif du langage symbolique est préservé (bonne compréhension) ?

 

Symbolique et fonctions exécutives

 

Quand nous nous observons la vie de Roger après son AVC, nous pouvons voir que sa perte d’autonomie n’affecte pas seulement ses capacités langagières et motrices, mais essentiellement sa capacité à s’engager activement dans son existence. Nous pourrions dire en d’autres termes que Roger a un trouble des fonctions exécutives tel qui l’empêche de décider lui-même de ce qu’il va faire de ses journées. Il n’est plus capable d’élaborer lui-même un projet, à court et à long terme. La prise d’initiative est bloquée. Le patient devient dépendant de son entourage, il suit ce que sa famille décide de faire. Au niveau du langage expressif, Roger ne peut pas prononcer les mots par lui-même, mais il le fait quand le thérapeute lui fournit un indice (premier son, début d’énoncé, autres aides). Pour Roger il est plus facile de suivre une action déjà commencée par quelqu’un d’autre que de débuter lui-même une activité qui a un but.

Or, l’utilisation par un patient aphasique d’un support de communication alternative requiert la mise en œuvre des fonctions exécutives. Pour que le patient investisse un tel support, il doit penser à s’en servir, ce qui consiste pour lui à initier une stratégie de compensation de manière active. Malgré tout le travail mené en séance, Roger n’en est pas capable pour le moment. Et même pendant la séance, si je laisse devant ses yeux le tableau de communication composé des mots écrits qu’il comprend, pointe et oralise correctement, Roger ne va pas penser, pour l’instant du moins, à se servir de ce support lorsque nous avons une conversation. En revanche si j’attire son attention vers son support visuel, il y aura volontiers recours, parce qu’il pourra me suivre dans ce chemin que j’ai d’abord initié pour lui. L’entourage n’a pas la possibilité d’entraîner ce patient à utiliser cet outil de communication ce qui fait que malgré nos deux séances par semaine mon patient ne puisse pas investir plus intensément cet outil dans son quotidien.

 



 

Un trouble de la représentation mentale ?

 

Maurice Merleau-Ponty, un philosophe qui m’intéresse tout particulièrement parce qu’il s’est penché sur les troubles cognitifs suite à des lésions cérébrales, a analysé le cas de patients aphasiques et a trouvé à leurs troubles une explication qui va au-delà des comportements pathologiques observables : l’aphasie affecterait profondément le patient dans sa « perception ». La représentation mentale des concepts n’est plus accessible spontanément. C’est-à-dire que les patients ne peuvent plus imaginer tous les angles de vue d’un objet, toutes les possibilités ni les variations du modèle de tel objet ou de telle situation. Il s’agit d’un déficit d’imagination en quelque sorte. L’aphasie ne touche pas que des fonctions langagières. La cognition peut être altérée au point que la personne ne peut plus imaginer autre chose que le réel concret qui se présente à elle. Faute de pouvoir accéder d’elle-même à son « imagination », la personne atteinte par une aphasie peut se retrouver comme bloquée dans le « réel », en particulier dans son corps parce que c’est la seule chose directement disponible dans l’instant présent. Une personne sans pathologie va s’appuyer sur son corps mais elle va être capable de s’en détacher pour aller conquérir l’abstraction. La personne aphasique n’en aurait plus la possibilité. Elle va perdre le pouvoir de se projeter mentalement hors de l’immédiat. Elle sera en grande difficulté pour se projeter en imagination dans le futur (pour apprendre de nouvelles choses, initier des projets, demander de l’aide, exprimer ses besoins…). La projection dans le passé sera affectée, l’empêchant d’accéder aux ressources qu’elle connaissait avant l’accident. La personne ne peut plus décider par elle-même ce qu’elle va faire, et notamment de la manière dont elle va utiliser le temps dont elle dispose. L’adaptation aux émotions d’autrui, qui est un déplacement en imagination dans l’esprit de l’autre (comment se sent-il ? me comprend-il? qu’a-t-il envie d’entendre?) est entravée par ce trouble de la « perception », terme qu’il faudrait plutôt entendre aujourd’hui comme équivalent d’une imagination créatrice qui permet l’apparition des représentations mentales, des fonctions exécutives (planifier, mettre à jour, retrouver une information stockée…), du raisonnement, de la théorie de l’esprit. Le patient n’accèderait plus de lui-même à toutes ces possibilités mentales qui font partie de la cognition humaine. Il n’y parviendrait qu’en s’appuyant sur celles d’une autre personne, ce qui expliquerait pourquoi il réagit avec succès aux aides données par le thérapeute.

Si l’on suit le raisonnement de Merleau-Ponty, une personne atteinte d’ « aphasie » vit dans un « réel » sans projection possible hors de l’immédiat. Elle vit dans un présent dans lequel elle n’est plus vraiment actrice. Elle n’a plus vraiment accès à ses besoins et désirs profonds, elle devient dépendante d’autrui pour pouvoir s’exprimer. Les rituels remplacent la spontanéité. C’est bien ce qui se passe pour mon patient. Roger ne pense plus lui-même à organiser ses journées. C’est sa femme qui doit le faire pour lui. Il se souvient avec exactitude de ses rendez-vous : lorsque je suis en retard pour le voir Roger est visiblement contrarié. Il tient à ce que son emploi du temps ne comporte pas d’imprévu. Son épouse doit toujours réaliser les taches matinales dans le même ordre : lever, accompagnement aux toilettes, petit déjeuner, douche, habillage, et Roger ne supporte pas le moindre changement. Il râle à la plus petite contrariété. Un manque d’adaptation, une certaine rigidité sont apparus dans son comportement comme ce qui s’observe chez les patients autistes.

Les troubles pragmatiques de Roger affectent sa vie émotionnelle et affective. Roger est devenu autocentré depuis son AVC. Alors que Roger réagit parfois de manière très expressive lorsque son épouse raconte quelque chose de fort émotionnellement qui leur est arrivé dans le passé, il ne peut plus exprimer son empathie en situation dans le moment présent. Il réagit de manière adaptée aux sentiments d’autrui qui concernent des souvenirs mais il n’exprime plus d’empathie de manière adaptée quand son épouse s’inquiète pour l’avenir. Pour mon patient tout va toujours très bien. L’action d’évaluer différents scénarios, et rassurer ses proches n’est plus possible.

 

Un patient investi dans l’instant présent

 

Depuis son AVC Roger est donc immergé dans un monde qui n’est pas tout à fait le monde habituel construit par nos interprétations et nos projections incessantes dans le passé ou le futur. Le monde de Roger est désormais régi par l’immédiateté. Le corps, bien que paralysé d’un côté, y prend toute sa mesure. Les mimes de Roger suscitent très souvent mon admiration par leur justesse. Lui seul sait imiter parfaitement quelqu’un qui mange ou une auto-tamponneuse avec son corps et ses mimiques. Lui seul sait faire le « récit » de son séjour à l’hôpital avec tous les détails corporels, émotionnels, et vocaux exprimés d’après ses souvenirs.

En séance, Roger est présent à mille pour cent avec moi. Il ne perd pas une miette de ce que je lui propose. Il est présent comme nous savons rarement l’être. Roger est une éponge à émotions. Si je le trouve fatigué quand j’arrive mais que je suis d’humeur enjouée et blagueuse, il oubliera sa fatigue et il deviendra à son tour blagueur et rigolard. Si je suis plus fatiguée et moins dynamique, l’énergie de mon patient sera affaiblie. Roger ne sait pas ce qu’il veut faire en séance, mais il est réceptif et ouvert à tout ce que je lui propose et c’est un régal pour moi de travailler avec lui. C’est aussi pour moi son orthophoniste, une grande responsabilité car Roger me donne une confiance pleine et entière. Le défi du thérapeute avec un patient comme Roger est de le respecter en tant que personne singulière qui utilise désormais un mode de communication bien à lui pour s’exprimer, dont il faudra reconnaître la valeur et expliquer à son épouse pourquoi ce mode d’expression peut être encouragé. Le thérapeute devra aussi avoir en tête que ce patient est tout à fait capable, avec l’aide d’autrui, d’investir des moyens d’expression plus conventionnels, comme le code écrit ou un support de communication, tout en l’encourageant sans pression à maintenir et récupérer de manière relative ses possibilités d’expression orale antérieures.

Pour terminer ce billet, j’ai pu voir un autre patient avec un profil très différent, qui préfère lui aussi inventer des signes proches du mime plutôt que de recourir à des signes conventionnels éloignés du concret, comme ceux de la langue des signes. J’ai pu le constater chez un homme porteur du syndrome d’Angelman, un handicap neurologique d’origine génétique présent à la naissance. Chez ce patient très communicatif mais qui a beaucoup de difficultés de motricité fine et qui oralise très peu de sons, certains signes qu’il a inventés expriment un fort lien avec un souvenir et une émotion contextualisés dans un moment particulier. Par exemple le signe qu’il a trouvé pour dire « restaurant » est constitué des deux mains avec les doigts entrelacés (c’est le signe pour dire « frites » en langue des signes), mais son signe à lui fait référence aux ombres chinoises qu’il a vues quand il est allé au restaurant avec sa mère pour la première fois. Le signe conventionnel pour « restaurant » que je lui ai proposé ne l’a nullement intéressé, et je crois que pour ce patient très sensible aux émotions des autres, aux personnes et à l’aspect sensoriel du monde, le signe plus abstrait ne porte pas autant de sens que celui qu’il a créé lui-même. La créativité des patients mérite d’être écoutée, elle est riche d’une histoire singulière, et nous orthophonistes avons tout à gagner à la reconnaître pour amener nos patients vers des signes davantage partagés avec le maximum d’interlocuteurs. Pour l’anecdote ce patient a très bien retenu le signe de la LSF qui exprime « Pâques » : il suffit d’agiter la main à côté de l’oreille. Lorsque je suis revenue le voir à la séance suivante, mon patient que je suis à son domicile, m’a amené tout joyeux une petite clochette qu’il a agitée près de son oreille : le signe habituellement silencieux a alors pris vie dans un joli tintement !

Et vous chers collègues orthophonistes, avez-vous pu rencontrer des patients adeptes des mimes ou de signes qu’ils adaptent à leur manière de percevoir, de ressentir et de penser ? Partagez vos expériences dans les commentaires.

 

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