Prisonniers de notre cerveau ?

grille
 
Bergson : la fabrique à mémoire

 

Philosophie Magazine a consacré un dossier à Bergson et à son ouvrage « Matière et mémoire » (1896). Bien avant que les neurosciences parlent de la « mémoire sémantique » de la « mémoire épisodique », Bergson distinguait alors deux façons de se souvenir :

  • les « images-souvenirs » qui renvoient aux « circonstances » uniques des événements. Ces souvenirs sont liés à l’histoire d’un individu : dans le cas de l’apprentissage d’une leçon, on pourra se rappeler non seulement la leçon elle-même, mais aussi la manière dont on l’a apprise (combien de fois on a dû la relire et la réciter avant de la connaître sur le bout des doigts, la personne qui nous a aidé à apprendre cette leçon, etc).
  • la « mémoire-habitude » : une fois cette leçon acquise, nous pourrons la réciter par cœur sans qu’il soit nécessaire de se rappeler des circonstances dans lesquelles on l’a apprise.

Alors que l’animal ne possèderait qu’une mémoire de type « mémoire-habitude » lui permettant de réagir efficacement à son environnement (la vision d’un prédateur enclenchant automatiquement une réaction de fuite par exemple), les « images-souvenirs » seraient une caractéristique propre à l’être humain, ou du moins ce dernier s’en servirait beaucoup plus souvent que les animaux. En fait, la « mémoire-habitude » permet une reconnaissance rapide des objets  et elle est peu coûteuse en énergie. De plus, elle est tendue vers l’action immédiate (fuir un prédateur, ou dénommer des choses chez l’humain) et elle généralise la réalité vécue (en français, tous les chats s’appellent des « chats »), alors que les « images-souvenirs » ne servent aucun but concret dans l’immédiat (lorsqu’on a besoin de fuir un prédateur, on a juste besoin de recourir à la mémoire sémantique pour pouvoir reconnaître rapidement le prédateur).  Les « images-souvenirs » sont un luxe qui nous permet de revivre les mille et une subtilités de nos souvenirs et elles sont propres à l’individu qui s’en souvient.

 

Damasio : des dispositions aux cartes cérébrales

 

La « mémoire-habitude » correspondrait aujourd’hui à ce qu’on appelle la mémoire sémantique, et les « souvenirs-images » correspondraient à la mémoire épisodique. L’ennui, c’est que le cerveau des humains n’est pas assez grand pour contenir tous leurs souvenirs dans toutes leurs nuances et dans leur intégralité. Alors, il a trouvé un compromis, car le cerveau est un champion du recyclage : il s’est mis à stocker les souvenirs de la mémoire épisodique sous une forme moins coûteuse en espace cérébral, dans des réseaux correspondant plus ou moins aux réflexes : les « dispositions ». Selon Damasio (2012), « au cours de l’évolution, le cerveau a très longtemps fonctionné sur la base de dispositions ». Ces dernières correspondent à « des savoir-faire qui codent pour quelque chose comme : si un coup d’un côté, bouger dans l’autre direction pendant X secondes, quel que soit l’objet qui donne un coup et le lieu où on se trouve ».  Les réseaux de dispositions « font marcher nos mécanismes élémentaires de gestion vitale ». Ils « servent aux mécanisme de récompense et de punition, ainsi qu’au déclenchement et à l’exécution des émotions ». 

Après les dispositions, l’évolution des espèces a vu l’émergence de réseaux plus complexes enregistrant les souvenirs : les cartes et les images cérébrales, chargés de « figurer le monde », porteurs de la fonction symbolique et de la flexibilité de la pensée. « Quand les cartes sont devenues possibles, les organismes ont pu aller au-delà des réponses toutes prêtes et réagir plutôt sur la base des informations plus riches désormais fournies par ces cartes. »

 

Un compromis entre les nécessités de la survie et la subjectivité

 

Toujours selon Damasio, « ce qui est fascinant, c’est que le cerveau ne s’est pas débarrassé de son bon vieux procédé (les dispositions) en faveur de cette invention (les cartes et les images). La nature a maintenu en fonction les deux systèmes avec cette contrepartie : elle les a mêlés et les a fait fonctionner en synergie. » « Quand le cerveau humain a décidé de créer d’énormes fichiers d’images enregistrées, alors qu’il ne disposait pas de tout l’espace du monde pour les stocker, il a emprunté la stratégie des dispositions pour résoudre ce problème d’ingénierie. Il a donc pu avoir le beurre et l’argent du beurre : il a pu faire entrer de nombreux souvenirs dans un espace limité, tout en conservant la capacité de les retrouver rapidement et avec une fidélité remarquable. » Tous nos souvenirs sont donc stockés « sous une formule rapide » qui nous permet de  les reconstruire et nous servir de la machinerie perceptive existante pour les réassembler du mieux que nous pouvons. » C’est là où Damasio rejoint Bergson : pour des raisons biologiques (nécessité de survie et manque de place dans le cerveau), nous fonctionnerions toujours aujourd’hui grâce aux « dispositions » caractéristiques de la « mémoire-habitude ». Ce mode de fonctionnement se révèle plus efficace dans la gestion de la vie, mais moins doué pour exprimer notre subjectivité.

 

Mémoire et conditionnement

 

cerveau-memoirePour Bergson, les souvenirs liés à la « mémoire-habitude » sont des dispositions, ou des mécanismes stimulus-réponse, en somme des conditionnements  où le raisonnement élaboré n’intervient pas et où l’action en vue de la survie prédomine. Alors que l’individu a acquis grâce à la « mémoire-habitude » la capacité à reconnaître rapidement les objets qui l’entourent, la profondeur du « souvenir-image » initial est perdue. La « mémoire-habitude », plus économique pour le cerveau que les « images-souvenirs », transforme le souvenir initial rempli de sensations subjectives en un souvenir mécanique, généralisant et dénué de subjectivité, dont le but n’est plus de de souvenir mais de préparer l’individu à agir dans son environnement. Le cerveau se sert du mécanisme du conditionnement (les dispositions) pour être plus efficace dans une optique d’adaptation à l’environnement. Cette manière de considérer la « mémoire-habitude » fait peur, puisque celle-ci nous ferait réagir de manière automatique à notre environnement en nous destituant de toute subjectivité. Bergson en donne un exemple concret qui fait réfléchir.

« Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute ; mais cette reconnaissance implique-t-elle l’évocation d’une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l’animal d’une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement  ».

Transposée chez l’être humain, la théorie de Bergson voudrait dire que nous reconnaissons les personnes qui nous entourent grâce au mécanisme de la « mémoire-habitude » et que nous accomplissons les gestes du quotidien en réagissant à des stimuli qui provoquent en nous une réponse prédéterminée, comme le chien de Pavlov. Nous vivrions en permanence en nous référant à des concepts usés par l’habitude, ne prenant pas le temps de savourer les détails des entités que nous percevons. Bref, nous serions remplis de préjugés sans même le savoir. Comme le rappelle Damasio, « nos souvenirs de certains objets sont régis par notre connaissance passée d’objets comparables ou de situations similaires à celles que nous vivons. C’est pourquoi nos souvenirs sont sujets aux préjugés, au sens plein de ce terme, lesquels sont liés à notre histoire passée et à nos croyances ».



Se libérer de son cerveau, est-ce possible ?

 

Nous avons vu que notre cerveau, par souci d’économie d’énergie, a tendance à utiliser les réseaux de dispositions plutôt que les cartes et les images mentales plus complexes. Les préjugés que fabrique notre cerveau pour nous rendre la vie plus facile expliqueraient-ils la sensation désagréable que nous avons parfois l’occasion de vivre et qui consiste à se sentir enfermé dans son environnement, son travail, ses relations, etc ? Peut-être que le désir de voyager ou de découvrir de nouvelles choses correspond à la lutte inconsciente de l’être humain pour se libérer de son cerveau qui privilégie le connu à l’inconnu, le conditionnement à la réflexion, ce même cerveau qui doit d’abord assurer la survie de l’individu par la mise en jeu des « dispositions », ce cerveau qui nous incline à l’action plutôt qu’à l’introspection, bref à la routine.

Prendre conscience de la manière dont notre cerveau fonctionne, grâce à la philosophie et aux neurosciences, constitue un premier pas pour s’en libérer. Je conclurai en vous invitant à laisser parfois de côté votre « mémoire-habitude » (même si elle est bien utile) et à cultiver le goût des « images-souvenirs », du rêve, de l’imagination et de l’inutile.

cerveau-prison

Labortho est aussi sur Facebook !

 

1 commentaire sur “Prisonniers de notre cerveau ?

  1. Bloch

    Blog très tres interessant.Bravo

Laisser un commentaire