Vers une éthique orthophonique

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L’éthique est ce qui nuance la couleur de nos pratiques respectives. En tant que praticiens, elle est au cœur de nos réflexions. L’orthophoniste agit en son âme et conscience avec son bagage théorique, scientifique et médical mais surtout avec cette perspective indispensable qu’il ou elle est avant tout un être humain (avec son vécu, son histoire personnelle) qui accompagne un autre être humain.

Cette question est née relativement tôt au moment de mes études, peut-être même avant… Sans jamais vraiment savoir si mon parcours personnel avait influencé mon parcours professionnel, et ce que ces choix de vie offraient l’un à l’autre, je me suis demandé à quoi ils faisaient écho en moi et aux autres.

N’est-ce pas finalement ce qui est exprimé lorsqu’une consœur s’interroge sur l’impérieuse nécessité de suivre un patient lourdement atteint par une pathologie dégénérative ? Lorsqu’une véritable curée idéologique en guise de débat explose sur un forum lorsqu’un(e) des nôtres se met soudainement à douter de son savoir-faire en exprimant son inaptitude (morale, technique, temporelle) à réaliser un suivi spécifique ? Que se passe-t-il à ce moment-là ?

L’orthophonie, avec sa vision de plus en plus protéiforme de l’accompagnement, tend à devoir structurer sa démarche réflexive afin d’être « au plus juste ».

 

Objet de l’éthique 

 

kant-métaphysique-des-moeursKant, dans son introduction générale à la Métaphysique des mœurs (1795), délimite les règles éthiques au sein d’un champ d’action différent des règles juridiques : un acte pourra être légal mais non conforme à l’éthique. Les règles éthiques trouvent leur fondement dans l’intériorité de l’être. Un acte pourra être illégal mais conforme à l’éthique (par exemple l’assistance à un réfugié politique).

L’éthique inspire et précède souvent les règles juridiques : les règles morales sont souvent érigées en loi. Le temps de l’éthique permet la création du consensus social nécessaire à l’établissement de la règle de droit. Il s’agit pour le praticien détablir des critères pour agir librement dans une situation concrète et faire le choix d’un comportement dans le respect de soi-même et d’autrui. La finalité de l’éthique fait donc d’elle-même une activité pratique. Il s’agit alors de soigner « sans nuire » (Hippocrate 460-370 environ av JC), c’est-à-dire d’agir avec la conscience d’une action sociétale responsable en traitant notamment les problèmes liés aux caractères particuliers de situations. (Cf : Réflexions sur le métier d’orthophoniste « L’orthophonie et la Norme » par Raphaëlle). Les tableaux cliniques tels qu’ils sont enseignés dans les instituts de formation initiale ou dans les ouvrages de référence ont fait rêver plus d’un praticien mais en ont frustré plus d’un également.

Comment envisager cette Norme lorsque par exemple l’enfant en face de nous développe ses compétences au sein d’un foyer spécifique, d’une famille et d’un milieu rien qu’à lui, avec une histoire personnelle bien à lui et avec laquelle il « faudra » composer, quitte à mettre de côté les tableaux cliniques et leurs remédiations respectives au fond du tiroir ?

 

La question de la Norme et du besoin de Normalisation

 

Il convient dès lors pour l’orthophonie de prendre de la distance avec la norme médicale qui comporte, qu’elle soit source ou visée de la pratique, une réelle difficulté épistémologique.

Tout d’abord, et comme l’a mis en lumière le philosophe Georges Canguilhem en 1943, la normalité médicale ne permet pas véritablement la prise en charge individuelle. En effet, la médecine moderne, de sa fondation clinique (Foucault, 1963) à sa scientifisation en médecine de laboratoire, repose sur une articulation du normal et du pathologique qui tend à renier la singularité du patient et au profit d’une normalité biologique et quantitative construite comme moyenne populationnelle abstraite.

Or, il apparaît de plus en plus évident au sein de l’actualité scientifique concernant l’autisme, les maladies démentielles, ou les troubles du langage par exemple, que ces pathologies ne constituent pas des entités homogènes causées par des facteurs pathogènes spécifiques, mais qu’elles représentent des états hétérogènes, déterminés par des facteurs multiples, en interaction et intervenant tout au long de la vie. On parlera même de continuum sur ce fil des compétences composé de profils riches et qu’il serait pourtant possible de mutualiser au sein de nos sociétés.

Le philosophe Michel Foucault (1926-1984) a en effet montré la manière dont la norme médicale a modelé la norme sociale, selon un processus que l’on qualifie habituellement de médicalisation, à tel point que les malades se trouvent aujourd’hui stigmatisés et les déviants exclus de la société.

La Norme a alors franchi le monde du médical pour toucher plus largement le grand public. Il est entré dans les mœurs d’instrumentaliser des outils scientifiques, un vocabulaire médical au détour d’une conversation, d’une critique, voire d’une insulte (« il est schizo » remplacera « il est colérique », « c’est un autiste » pour « l’asocial », ou plus récemment « espèce de SEGPA ou de triso ! » lorsqu’une personne se trompe ou montre une difficulté quelconque). Ainsi les Normes et leurs pendants pathologiques bien étiquetés touchent n’importe qui, pour n’importe quelle raison et sont souvent maladroitement utilisés. Cela génère une tendance au besoin de se sentir au standard de ce qu’offrent les critères du « bon être humain », d’une reconnaissance sur le plan médical pour une société manquant de confiance en ses potentialités et ses valeurs. Alors le médical, le paramédical, initiateurs de ce jargon malheureusement déformé, voient des patients en demande de Norme et de plus en exigeants. Freidson (1970) ajoute que l’orthophonie est « finalement la victime collatérale de l’impossibilité dans laquelle est aujourd’hui la médecine tant de laisser s’autonomiser ses disciplines annexes, que de lutter contre la biopolitique qui les minent, et ce, parce qu’elle y a fondé son autonomie professionnelle et son monopole » .

 
Construire sa propre éthique : l’orthophoniste chercheur et philosophe

 

Assez récemment, je vois augmenter (mais c’est assez empirique, je me renseignerai plus précisément sur ce thème) un nombre important de formations, de méthodes, de techniques remédiatives mettant l’humain et sa richesse au centre du dispositif. Ainsi la motivation et la cognition sont de plus en plus associées afin d’optimiser le suivi d’un patient. Il en va de même pour la prise en compte du parent avec des temps exclusivement dédiés à l’accompagnement parental.

La méthode Montessori ou la méthode Padovan quant à elles, mettent l’individu au sein de sa singularité, de son rythme biologique personnel tandis que le praticien devient l’accompagnateur d’un projet global quasi sensitif. L’enfant alors adressé pour un trouble de langage écrit va bénéficier d’une approche plus complète : de la pointe des cheveux à celle de ses orteils en passant par ses compétences personnelles. Mmes Montessori et Padovan seraient sans doute de la trempe de celles à affirmer qu’elles n’ont rien inventé… sans doute ! Elles ont en revanche rappelé des fondamentaux et posé les jalons théoriques et pratiques cruciaux de ce qui compte peut-être le plus pour un praticien : son sens de l’observation clinique, en d’autres termes son bon sens ! Beaucoup d’orthophonistes (et je tends moi-même vers cette facilité parfois) se disent alors que ceci n’est pas « vraiment scientifique », ou du moins que cela ressemble à de la tambouille maison. Pourtant n’est-ce pas par-là que sont passées Madame Suzanne Borel-Maisonny auprès des patients atteints de fentes palatines (et oui elle faisait déjà de l’oralité : alimentaire et verbale) ou Madame Blanche Ducarne en étudiant les patients revenant du front ? Elles ont alors allié intuition, recherche, réflexion et mise en pratique.

Il revient donc à l’orthophoniste, pour expliciter son éthique, de s’interroger sur ses rapports à la médecine et à son cadre biomédical, sur la nature proprement biopsychosociale de sa pratique et son statut hybride (sciences/société ; sciences exactes/sciences humaines). « Les apports théoriques et réflexifs de la philosophie et des sciences humaines ouvrent ainsi la voie à une mobilisation, au sein même de la pratique, de ressources éthiques inhérentes à la pratique elle-même, celles que l’habitude a fournies. Le but est de révéler à partir de sa pratique, puis de cultiver au contact des apports extérieurs un agir professionnel proprement éthique » (Klein, 2011). Il existe bien un savoir caché dans l’agir professionnel que les praticiens peuvent expliciter en développant des compétences réflexives à différents moments de leurs actions, au point de faire de leur savoir pratique tacite un champ de connaissance à proprement parler. Il s’agit de réfléchir en cours comme sur l’action, autrement d’adopter une position subjective, en tant que professionnel, qui favorise la prise de recul et la réflexivité même dans les pratiques quotidiennes de l’agir professionnel. Certes, il n’y a pas de recettes toutes prêtes pour opérer cette réflexivité, mais elle engendre néanmoins une modification profonde de la pratique qui favorise les comportements éthiques. Schön (1993) constate en effet qu’un « contrat réflexif » s’instaure entre le professionnel et son public, de telle sorte que le patient « consent à se joindre au professionnel pour analyser avec lui une situation qu’il ne peut résoudre seul ».

 

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Mettre l’éthique en pratique : l’histoire d’Antoine

 

En voici un exemple venant de ma pratique personnelle et qui peut servir d’illustration à ces propos :

Le cas clinique (puisque il s’agit souvent de cette formule qui est employée) s’appelle Antoine. Il a 78 ans, marié à Lison, tous deux agriculteurs à la retraite, ils vivent encore dans la ferme familiale où la nouvelle génération galope toujours entre champs et vie à la ferme : fils, bru et petits enfants les entourent et apportent de la vie à la maison.

L’histoire d’Antoine est finalement devenue une banalité dans notre métier. Il est opéré à l’âge de 73 ans du genou et bénéficie d’une pose de prothèse. Le temps passe et Lison, voulant bien faire, limite les déplacements d’Antoine en posant des petits interdits au début anodins et bienveillants mais qui finissent par retentir sur l’état du patient… au revoir potager, balades dans la campagne environnante avec son petit fils, finie la petite bistoul’ (café renforcé à l’alcool de genièvre dans le Nord de la France) avec Lucien le voisin, terminées les sorties à la messe le dimanche et au café quatre fois par semaine pour jouer à la belote. Antoine assis dans son fauteuil, la canne à peine usée à la main, se laisse aller aux troubles de la mémoire, aux sautes d’humeur et autres troubles spatio-temporels. Le diagnostic des médecins à la consultation mémoire tombe : démence cortico-sous-corticale ! La prescription indique un bilan orthophonique avec rééducation si nécessaire. Effectivement, les compétences cognitives d’Antoine sont dans ce qui est attendu du tableau clinique d’une démence de ce type. Ce qui frappe chez Antoine c’est son apathie qui tranche avec les mines enjouées et souriantes qui sont présentes sur les photographies posées sur le buffet flamand il y a seulement 4 ans…Encore stagiaire, j’exécute un de mes premiers accompagnements à domicile, classeurs et répertoire d’activités en main.

Très vite, tout ceci n’a pas de sens… je sens bien que Lison a besoin de faire « la causette » pendant de longues minutes et que c’est à ce moment qu’Antoine a le regard qui s’illumine. Les coupes de compétitions de belotes et d’associations sportives brillent sous l’effet des lumières du plafonnier qu’il a agencé « lui-même » : « J’ai récupéré une roue de brouette en bois et j’ai fait l’installation électrique tout seul, fallait s’débrouiller à l’époque et j’aurais aimé être ingénieur comme min cousin mais bon, j’étô fils de fermier, fallait qu’j’reprenne les champs ! ». A la séance suivante, j’apporte des cartes, je ne sais pas comment jouer à la belote et demande à Antoine de m’expliquer au moins la règle. D’abord ronchon, non pas contre cette initiative, mais parce qu’il ne compte plus aussi bien qu’avant (« ma tête répond plus ! – Je serai votre tête et on comptera sur mes doigts Antoine ! »). Après quelques semaines, la belote devient notre activité d’échauffement favorite avec les nichoirs à oiseaux que nous avons fabriqués avec son petit-fils et les quelques visites de Lucien le fameux voisin pour parler ensemble des évènements de la Voix du Nord. Au test de la MOCA, Antoine est stable voire en situation du fameux MCI (Mild Cognitive Impairement). J’en réfère au médecin généraliste qui m’agresse rapidement : « la sécu ne vous paye pas pour jouer aux cartes ou lire le journal ! ». Antoine et Lison avaient mouchardé sans penser à mal… Il avait raison ce médecin, combien de fois, pris par le remords j’apportais un classeur d’activités à Antoine qui me regardait avec morgue mais tentait sans rechigner de remettre dans l’ordre le mot « FOURMI » à l’endroit et d’en donner une définition juste. Son kinésithérapeute était aussi bras-cassé que moi, car il proposait à Antoine de marcher dans le potager avec lui « au grand-air et au milieu de vos belles salades », ce que je reprenais ensuite pour voir ensemble le nom des plantes, la saisonnalité, et les dernières créations de nichoirs de son petit-fils.

C’est en arrivant un jour à l’heure habituelle pour sa séance d’orthophonie que j’ai compris que j’avais favorisé la singularité d’Antoine à travers ses goûts pour soutenir ses compétences affaiblies. Le tout dans une dimension à la fois thérapeutique mais respectueuse de la personne que j’avais en face de moi et qui allait se farcir ma caboche 3X/semaine. Antoine était au centre de toutes les attentions quand Lison m’a ouvert la porte : « T’arrives à point gamin ! Antoine veut pas décoller d’ici et ses amis non plus ! Antoine, il y a l’ortho pour toi ! ». Antoine était entouré de ses anciens camarades de belote et enchaînaient les parties de cartes avec Lison. J’explique très rassuré que je passerai plus tard et échange quelques politesses sur la météo et le petit-fils avec Lison avant qu’elle ne reprenne sa place entre son mari enjoué et une amie d’enfance. Antoine avait beaucoup changé en quelques mois. En échangeant avec son médecin généraliste et en donnant les derniers scores normés dans un compte-rendu d’évolution, il a également été décidé de baisser ses traitements anti-inflammatoires et contre l’hypertension. Les progrès se sont d’autant plus vérifiés et le suivi orthophonique s’est limité à une fois par semaine au lieu des trois séances proposées.

C’est par l’observation des besoins du patient et de son environnement que l’accompagnement orthophonique s’est révélé bénéfique. C’est également par l’alliance entre les connaissances théoriques, les lectures au sujet des effets bénéfiques de la motivation sur les fonctions exécutives ; et la démarche réflexive de chercheur de terrain quasiment, en prenant en compte les atouts d’une vie de 78 années que le patient s’est investi dans le projet. La prise en charge reste cependant toujours importante mais ponctuelle du fait de ces améliorations et des nouvelles motivations qui poussent le patient à se dépasser. Les situations plus formelles par des activités cognitives spécifiques ne sont pas en reste mais sont adaptées, proposées selon la fatigabilité, l’endurance, la motivation du patient.

 

Perspectives : pour l’avènement d’un praticien-chercheur

 

practicien-chercheur-albarelloLe sociologue Luc Albarello (2007) repris par Klein (2011) évoquent ensemble que l’une des modalités de cet engagement réflexif, qui a pour avantage d’offrir en outre une piste d’enseignements concrets, est le modèle du praticien-chercheur, forme à consonance épistémologique du praticien-réflexif. Il s’agit de favoriser la double compétence de l’orthophoniste comme praticien-chercheur, c’est-à-dire comme « un professionnel et un chercheur qui mène sa recherche sur son terrain professionnel, ou sur un terrain proche, dans un monde professionnel présentant des similitudes ou des liens avec son environnement ou son domaine d’activité » (de Lavergne, 2007). La clé de l’explicitation de son éthique repose donc sur une implication de l’orthophoniste dans sa pratique comme dans la réflexion sur sa pratique ; un engagement, une manière d’exposer, voire de s’exposer, en rendant compte dans la recherche d’un travail réflexif mené au sein de l’exercice. De Lavergne parle encore d’un audit de subjectivité par lequel l’orthophoniste construirait un modèle éthique hybride mettant au cœur de sa pratique les sciences dures et les sciences humaines et sociales afin d’éviter toutes dérives cliniques.

En étant, en somme, « au plus juste » de ce qui le définit en respectant ce qui définit l’autre.

 

Ce billet est né d’un échange avec Raphaëlle, que je remercie chaleureusement pour son invitation à partager cette réflexion au sujet de l’orthophonie entre Norme et Action thérapeutique.

Guillaume

 

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1 commentaire sur “Vers une éthique orthophonique

  1. Sophia

    Bonjour,

    C’est la première fois que je viens sur votre blog, que je ne connaissais pas, et je me retrouve vraiment dans ce billet…
    En tant qu’orthophoniste, pour mes patients, qu’ils soient petits ou grands, j’ai une obsession : l’autonomie. Et parfois, je suis regardée assez bizarrement par mes collègues parce que je préfère travailler directement sur des documents de vie quotidienne (wikipédia, dictionnaire, journal, etc.) qui me reprennent parfois de façon un peu dure : « mais ce n’est pas de l’orthophonie ! »

    Je ne vois pas en quoi ça ne serait pas de l’orthophonie puisque nous travaillons avec mes patients tout un tas de processus cognitifs langagiers (et moins langagiers aussi) nécessaires à leur autonomie avec des supports qui favorisent leur intérêt à court et à long terme.

    Pas toujours facile de conjuguer éthique et règles de la sécurité sociale, mais effectivement, l’orthophoniste est un soignant / chercheur, puisque l’adaptation au patient, le coeur de son métier, est extrêmement important.

    Merci pour ce billet.

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