La créativité rend-elle heureux ?

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La créativité, ce besoin fondamental


En 1943, le psychologue Maslow a élaboré une pyramide des besoins humains, qui postule que les besoins primaires doivent d’abord être satisfaits avant les besoins moins importants. Dans l’ordre, ce sont le besoin de survie, puis celui de sécurité, puis le sentiment d’appartenance, puis le besoin de reconnaissance/estime, et enfin la réalisation de soi. Si la plupart des gens parviennent relativement à satisfaire les trois premiers besoins, en revanche, les autres seraient plus rarement satisfaits, a fortiori la réalisation de soi (la vie vécue de manière créative). Or, cette vision hiérarchique des besoins humains est loin de faire l’unanimité. Merleau-Ponty ne dit-il pas que la vie humaine est définie par sa « transcendance », ce besoin de sortir de soi-même, d’aller à la rencontre d’autrui? Si on considère que la réalisation de soi est au contraire le premier des besoins humains, la créativité est-elle pour autant la clé du bonheur ?

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Trois manières de vivre de façon créative


Dans son livre Découvrir un sens à sa vie : avec la logothérapie, le Dr Frankl décrit comment, à partir de la souffrance, on peut donner un sens à sa vie. Il s’agit du témoignage d’un médecin, psychiatre et neurologue, qui a été enfermé dans un camp de concentration à Auschwitz pendant 3 ans (toute sa famille a été gazée). Alors qu’il avait statistiquement moins de 3% de chances de survivre, le Dr Frankl s’en est sorti vivant. Ce qui l’a fait tenir malgré les multiples souffrances qu’il a endurées ? Donner un sens à son malheur, croire en lui et à son avenir : il a observé que ses compagnons d’infortune ont tous, avant de mourir, renoncé s’accrocher à la vie. Une fois délivré, le Dr Frankl a élaboré sa propre école de psychanalyse, la logothérapie. Contrairement à l’école freudienne qui s’intéresse à l’enfance de l’individu et à ses pulsions, le Dr Frankl cherche avant tout à redonner à ses patients des raisons de vivre.

Pour le Dr Frankl, il y a trois façons de se réaliser dans la vie:
– de façon active : en réalisant une oeuvre, en exerçant un métier, une passion…
– de façon plus contemplative : en aimant et en se consacrant à une autre personne, en admirant la beauté de la nature…
– par un changement de regard sur sa propre existence, lorsqu’on doit supporter une souffrance inévitable

Ces trois manières de vivre sont toutes créatives, mais elles ne passent pas par les mêmes voies. Les deux premières consistent à porter son regard et son énergie sur le monde extérieur (son travail, la nature, la personne aimée…), alors que la dernière appelle à retourner le regard vers soi-même. En effet, dans le cas où une personne doit vivre un état de souffrance qu’elle ne peut pas changer, la seule possibilité qu’il lui reste est de modifier la manière dont elle supporte cette souffrance, en choisissant de l’assumer, de lui donner un sens.

Le Dr Frankl va plus loin en disant que le besoin fondamental de l’homme n’est pas le bonheur, mais avant toute chose le besoin de donner un sens à sa vie et d’assumer pleinement son existence, fût-elle une existence où les circonstances extérieures ne laissent aucune liberté d’action. Le sens de la vie, selon Frankl réside dans la manière dont nous investissons et nous choisissons de vivre dans le monde.

Cette conception du sens de la vie rejoint celle de Merleau-Ponty, pour qui le rôle de la conscience est de prendre position sur le monde, de choisir d’orienter notre regard vers quelque chose, faculté qu’il nomme l’intentionnalité. Vivre de façon créative, c’est donc faire des choix, que ce soit dans la manière de transformer le monde ou dans la manière de l’assumer.

 

Les personnes créatives sont-elles des superhéros ?


Il serait intéressant de regarder sur quel plan les grands penseurs, écrivains, artistes etc vivent leur créativité. Bien sûr, ils ont tous accompli une oeuvre, ou découvert de nouvelles choses, et changé le monde à leur manière. Mais il n’est pas rare d’observer que la créativité de ces personnes est accompagnée ou est générée par une souffrance intérieure. Quelques exemples :
– Einstein : beaucoup d’indices laissent penser qu’il était atteint du syndrome d’Asperger : l’inventeur de la relativité n’a pas parlé avant l’âge de quatre ans, sa pensée procédait non pas par mots, mais par images et symboles mathématiques originaux. D’autres artistes sont suspectés d’avoir des traits autistiques (Glenn Gould, Mozart…voir ici).
– Alexandre Jollien : atteint d’infirmité motrice cérébrale suite à une anoxie survenue à sa naissance, il s’exprime oralement avec beaucoup de lenteur et ses gestes sont imprécis. On avait déjà décidé pour lui qu’il travaillerait dans un milieu protégé. Pourtant, il est aujourd’hui écrivain, philosophe et père de famille. Dans son livre Eloge de la faiblesse, il explique comment il a décidé d’assumer pleinement son handicap, en ne cherchant pas à le cacher. Il a même choisi de vivre sa « faiblesse » et sa dépendance physique comme une richesse : « Mon incapacité à atteindre une parfaite autonomie me montre quotidiennement la grandeur de l’homme. Au coeur de ma faiblesse, je peux donc apprécier le cadeau de la présence de l’autre et à mon tour, j’essaie avec mes moyens de leur offrir mon humble et fragile présence. »

 

Angoisse et créativité


Vivre de façon créative, c’est pour Alexandre Jollien assumer sa faiblesse et en faire un atout pour « apprécier la présence de l’autre ». Une autre caractéristique des gens créatifs serait qu’ils se montreraient plus angoissés que les autres, parce qu’ils percevraient le monde avec plus d’acuité. Des chercheurs ont supposé que cette plus grande sensibilité reposerait sur un « déficit d’inhibition latente » : en clair, c’est une difficulté à inhiber les informations non pertinentes et secondaires de l’environnement qui serait à l’origine de la créativité.

Du côté de la psychanalyse, Françoise Dolto a parlé du désir comme de la force qui nous anime et qui nous pousse à aller toujours plus loin, ce terme de « désir » pouvant à mon avis être mis en parallèle avec la notion d’intentionnalité chez Merleau-Ponty. Pour Dolto, le désir humain est toujours angoissant car nouveau, car il nous pousse constamment à aller vers l’inconnu. Ce que recherche l’être humain avant tout, c’est que son désir soit reconnu par autrui comme étant légitime. Ce qui angoisse le plus les artistes, n’est-ce pas la crainte d’être rejeté, la crainte que les autres n’adhèrent pas à leur oeuvre? Mais l’artiste ne peut pas ne pas vouloir partager son oeuvre. Sans public, celle-ci ne servirait à rien, elle serait comme morte. Et l’être humain ne peut pas s’empêcher de ne pas désirer. Etre créatif, c’est donc braver sa peur, et oser s’exprimer pour aller à la rencontre de l’autre. Et rencontrer l’autre, c’est assumer pleinement ses actes et ses paroles, c’est se sentir responsable de ce que l’on fait.

Alors si vous vous sentez angoissé, vous pouvez vous consoler en vous disant que vous êtes en train de vivre votre désir ou votre intentionnalité, comme cette force unique qui vous met en mouvement vers le monde et qui vous demande constamment de trouver un sens dans votre vie, de vous risquer vers l’inconnu. Etre créatif, c’est aller à la rencontre de soi-même pour espérer rencontrer autrui.

En conclusion, vivre de façon créative pourrait se définir non seulement comme vivre son rêve ou sa passion, mais comme le fait d’assumer pleinement son existence, qu’elle soit gaie ou triste, qu’on soit en bonne santé ou très malade. Etre créatif, c’est parfois prendre soin de sa faiblesse, comme Alexandre Jollien, pour faire place à des relations humaines plus authentiques. C’est aussi, souvent, vivre dans l’angoisse et ressentir pleinement la dynamique de ce désir intentionnel qui ne cessera jamais de nous porter vers l’ailleurs. Le désir est une volonté irrépressible de communication authentique, mais c’est aussi le risque d’être rejeté par autrui.

Une question : sans l’existence d’autrui, serions-nous créatifs ?


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1 commentaire sur “La créativité rend-elle heureux ?

  1. Justine Ortho

    Très intéressant !

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